La route qui se dirige vers Ream perce une jungle, où les nuages qui viennent du golfe de Siam déversent incessamment leurs tièdes outres.
Non plus l’ardeur sèche du Nord cambodgien, mais, ici, chaleur moite, chaleur de serre. Jaillie en fûts gigantesques, suspendue en cataractes, vaporisée en halliers impénétrables, la grande verdure, sueur du monde.
Quittons cette voie, sur la droite. Prenons ces lacets qui montent. Ils nous. conduiront à la station d’altitude du Bokor. Un grand hôtel et quelques douzaines de villas, sur une cime de montagne, à 1.500 mètres au-dessus de cette épaisseur malsaine. Œuvre, en soi, belle et hardie. Les sinuosités ascendantes du trajet diversifient sans cesse les aspects de la jungle, découpent audacieusement dans l’espace les orgues colossales des troncs, ou les verts frontons sans mesure.
Les impressions les plus singulières sont vertigineusement emportées par la course de l’automobile : tantôt s’ouvrent des grottes fugitives, encadrées par les guirlandes des lianes, tantôt se soulèvent des épaulements qui se tordent pour s’évanouir, ou jaillissent des fusées qui s’évaporent…
Mais, une heure, et tout change : des pins, des chênes, des fougères. Fontainebleau. L’air a fraîchi. Un grand vent se lève, plein de souvenirs. Bientôt, la lande, le roc nu : Écosse ou Norvège. Les kilomètres ont chacun l’odeur d’un pays d’Europe. Et voici nos saveurs d’Occident : ce Val d’Émeraude où, dans des potagers en gradins, le petit pois et la fraise poussent près de la rose.
Mais ce n’est là qu’une oasis avant la farouche nudité de la crête, au-dessus de laquelle voyagent les lourdes vapeurs, par blocs, par tourbillons et par fumées, avec la hâte incessante des choses supérieures.
Dans l’atmosphère, à chaque moment épaissie et troublée — déchirures de rayons et lambeaux de pluie — l’abîme ébauche, dissout et, par moments, précise des traits redoutables. Vers l’Est. les contreforts et leur jungle, percée par une longue tranchée toute droite: la ligne du téléphone. Plus loin, la rivière de Kampot, entre la forêt et la rizière lointaine, ouvre deux doigts: comme pour saisir les sombres collines de Kep, les îles des Pirates, du Pic et de la Tortue.
Au Sud, le gouffre. En face de la cime, à mi-hauteur de l’univers, l’horizon laiteux de la Mer de Siam suspend une grande ombre bleue : l’Île de Phu-Quôc où se fait la saumure de poisson la plus célèbre, le meilleur nuoc-mam. À mesurer cette île par le compas du regard, on ne s’imaginerait guère qu’elle est grande comme la Martinique.
Pas de paysage plus troué, plus mouillé, plus vaporeux, plus solennel, atteint par un chemin plus magique et qui assemble plus de latitudes.
Quelles populations vivent dans ce cadre immense ? Des Annamites dans les îles ; dans les rizières des deltas, des cultivateurs cambodgiens, durement asservis par l’usurier chinois. Dans la jungle, des infiltrations moï et, fait curieux, les derniers restes d’une peuplade de négroïdes en voie de disparition – de même que les Sakai et les Besisi de la péninsule malaise. Mais les vrais maîtres sont encore le tigre, la panthère, l’éléphant, le moustique.
C’est là que, sur un îlot de fraîcheur que toute la chaleur immense n’arrive pas à dissoudre, cette autre espèce d’être redoutable, l’homme blanc, a voulu se bâtir un séjour.
Il trouve ici le bienfait d’un sommeil sans moustiquaire, d’un air plus léger dont la limpidité est d’une qualité vraiment divine. Bref, tout ce que l’on va, de Pnom-Penh même, chercher dix fois plus loin, en Annam, à Dalat, dont la fortune est déjà assurée…
Cependant au Bokor, sur la Bosse de Zébu, les villas, les tennis ne se multiplient encore que lentement ; et le grand hôtel, à terrasses, colonnes et pergolas, où devraient s’assembler des hôtes venus des cinq parties du monde, était fermé quand j’y arrivai. Ce lieu superbe porte les fatalités de sa pluie, de sa brume.
Il a d’ailleurs souffert d’une de ces « combines » qui, sans être «toute l’Indochine», y tiennent pourtant trop de place.
Problème : étant donné que la subvention d’État versée au dernier gérant – un homme tout criblé de dettes dès avant sa.nomination – se trouvait à mesure intégralement saisie par une Banque, qui avait fait nommer ce gérant-là? Ses amis? Ses créanciers? Ou les directeurs de la Banque qui tenait le papier ?
Il y a aussi l’atroce souvenir de ce que fut la construction de la route.
Cette audacieuse route du Bokor qui s’accroche si subtilement à des falaises, à des escarpements, à des tocs presque infranchissables au regard, fut naguère établie, en quelques trimestres, par un sous-officier à poigne, avec des prisonniers jaunes. La route a été faite. Mais la mortalité a été terrible. Si terrible qu’il y eut scandale et protestation à Saigon.
Toutes les grandes œuvres du passé – les Pyramides, Versailles, Pétersbourg évoquent l’homme exploité : moujik ou soldat, captif ou esclave. L’oubli – grande maladie de nos consciences ! – est si puissant que ces œuvres-là osent être belles tout de même… Oui, toute grande Œuvre a été « bâtie sur des os », comme les Russes disent de leur capitale. Eh bien ! Cette loi de l’humanité doit être reléguée dans le passé.
Certes, l’homme n’est pas encore allé au bout de ses fantaisies, de ses volontés. La planète entière est à refaire, de l’isthme à l’île, du rivage à la montagne : il faudra percer, étendre, rectifier, égaliser, rehausser. L’homme, l’homme magnifique, accomplira cette tâche. Mais la figure future de cette Œuvre ne devra plus comporter de despotisme suhi, de sang versé!
Du sang? Déjà, ni la tour Eiffel, ni les buildings américains n’en ont demandé. La cohorte des machines occidentales n’est elle pas là ? Ces nouveaux dieux qui, tout de même, à la façon des Génies chinois, sont inférieurs à l’homme. Puissent un jour ces dieux-là protéger partout les races de toute couleur, et se mettre entre elles et le plus dur de la tâche !
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Luc Durtain
Art & Médecine, n°7, avril 1931