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L’Eveil Economique de l’Indochine, 1925
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Popokvil ? C’était le sommet inaccessible de la grande chaîne du Phnom Kamchay, la montagne par excellence, aussi renommée au Cambodge que le Fuji Yama au Japon. Il fallait entendre décrire ses sites inexplorés, ses grottes mystérieuses, refuges d’anachorètes, sa flore extraordinaire rappelant tour à tour, selon les altitudes, celles des zones froides et torrides, sa faune de grands félins, d’éléphants, de rhinocéros et de singes anthropoïdes appelés «hommes des bois».
Les récits des veillées dans les cases de la brousse ne tarissaient pas sur les anomalies de la nature et du climat de ces froides altitudes où valsent les nuées de la mousson de suroît autour des cimes culminantes dénommées « Popokvil » « Où les nuages tournent ». Et puis, on vantait encore les paysages chaotiques, les sommets écroulés en blocs de grès friables, comparables aux vestiges d’Angkor, les hautes landes dénudées semées d’alignement de roches, balayées par le vent marin et les lacs aériens, peuplés de poissons étranges et couverts d’un tapis trompeur d’immenses nénuphars.
Et tout en faisant la part de l’imagination populaire, nous nous demandions pourquoi, malgré tant de promesses, la montagne géante gardait son secret ? L’attrait puissant de curiosité qu’elle exerçait à distance n’avait donc pu décider quelques hardis chasseurs indigènes à en conquérir la cime ? Ou bien, sa ceinture de jungles malsaines, les falaises inaccessibles de ses flancs avaient-elles su défendre aux Européens eux-mêmes l’accès des plateaux légendaires auxquels les traditions indigènes prêtaient les charmes et le climat d’un paradis terrestre ?
Dès lors, Popokvil eut sa place dans le champ de nos réflexions et de nos études et nous conçûmes le projet de son exploration et de son utilisation future comme sanatorium du Cambodge. L’idée était hardie ; elle se heurta dix ans à l’ignorance, à l’indifférence générale.
Cependant grossissait le volume de notre documentation, de tous les renseignements de source indigène, du résultat de nos investigations et de nos tournées, de cent croquis, profils et plans de la chaîne, pris et recoupés de tous les points du Cambodge où nous portaient nos voyages et d’où le Phnom Kamchay était tant soit peu visible.
Et c’est ainsi qu’au moment où aboutirent nos patients efforts, nous pûmes contribuer à la réalisation du grand projet et fournir a priori les solutions précises du problème et déposer des documents cartographiques exacts, notamment au Service du Cadastre du Cambodge où nous trouvâmes, comme il sera dit plus loin, les plus sincères encouragements.
Mais, sans anticiper sur ces réussites finales, disons que, dès 1911, nos recherches trouvèrent enfin la première confirmation de source française, de nos données sur la montagne interdite, à Kampot même où nous étions de passage et où résidait alors un khmérisant notoire, doublé d’un explorateur acharné: le docteur Pannetier. Ce colonial enthousiaste nous fit part de ses découvertes dans l’arrière-pays des Cardamomes, de ses études sur les races Négritos des hautes terres du Cambodge ; il corrobora et précisa généreusement notre bagage documentaire et nous inculqua définitivement la grande idée du futur sanatorium de Popokvil.
De fréquentes mutations dans le haut personnel administratif du Cambodge ne permirent pas, au cours des années qui suivirent, d’envisager la solution de cette question.
Par la suite, le docteur Pannetier, comme tant d’autres hommes compétents, fut éloigné du Cambodge qu’il connaissait trop bien. Nous tentâmes en 1915 et 1916 de mettre à profit diverses tournées pour faire ressortir l’injuste méconnaissance dans laquelle était tenue, depuis cinquante ans, la belle montagne […] En février 1917, une croisière effectuée dans le golfe de Siam à la suite de M. Lefèvre-Pontalis, Ministre de France à Bangkok, nous permit de prendre de la chaîne du Phnom Kamchay des croquis inédits et le profil de ses versants maritimes sud et ouest vus de la mer et de la baie de Kompong Som. Nous pûmes notamment déterminer exactement l’emplacement de la terrasse culminante où devrait s’ériger la future station d’altitude, prévision qui fut pleinement réalisée. Mais nos travaux n’intéressèrent que le Service du Cadastre et le nom même de Popokvil demeurait ignoré.
Et cependant, au spectacle de la chaîne magnifique vu de la mer, étendant comme les Cévennes sa muraille interminable, ses falaises et ses forêts, comment ne pas déplorer de ne pouvoir jouir du haut de cette crête des douceurs d’un climat d’altitude et du panorama inimaginable de cette Méditerranée criblée d’îlots charmants, bordée de plages de sable et de franges de filaos.
Car, avoir la possibilité de vivre dans ce cadre équatorial sans en subir les rigueurs climatériques, de contempler à ses pieds ces paysages torrides du haut de cimes tempérées couvertes de bois de pins, de châtaigniers et de chênes, posséder là-haut sur ces plateaux de Popokvil, une petite France à sa portée, sans en profiter, n’était-ce pas le comble de l’aberration ?
Enfin, en avril 1917, un voyage au Tonkin et sur les côtes d’Annam apporta à notre thèse l’appoint d’arguments matériels indiscutables. Les sites remarquables du Tamdao et du Col des Nuages frappent, en effet, l’imagination et laissent entrevoir les possibilités plus grandioses de Popokvil.
De hautes personnalités cambodgiennes qui avaient pris part à cette randonnée acceptèrent d’appuyer notre projet de toute leur expérience. Un Prince de la famille royale qui possédait près de Kampot un vaste domaine confirma et amplifia nos descriptions des prodiges du Phnom Kamchay.
Tant d’insistances aboutirent à une approbation de principe, sous la réserve que le Prince convaincu ferait, lui-même, les frais d’une première exploration.
L’Altesse parut s’exécuter de bonne grâce et partit pour Kampot. Dépassa-t-elle jamais le pied des montagnes ou se borna-t-elle seulement à recueillir les renseignements de guides indigènes ? Peu importe. Il fallait un rapport favorable et concluant. Nous l’eûmes, le Prince rapporta une documentation et des croquis dont nous nous gardâmes bien de contester l’authenticité. Ils contenaient des descriptions impressionnantes, mentionnaient des températures polaires, confirmaient l’existence des lacs aériens. Nous applaudîmes à ces succès et obtînmes l’envoi d’une mission officielle d’exploration du massif. C’était la victoire tant désirée.
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Roland Meyer