M. Baudoin, résident supérieur au Cambodge, a réalisé, paraît-il, au Bockor, un chef d’œuvre pour lequel la presse bien pensante de Saigon a chanté sur tous les tons et en termes dithyrambiques son admiration.
Il s’agit d’un palace, luxueux et ultra-moderne, qui a dû coûter pas mal de piastres aux contribuables khmers et que, de par la volonté toute-puissante du super-roi du pays, on a perché là-haut, à environ mille mètres d’altitude.
Les fonctionnaires européens du royamme de S. M. Sisowath, anémiés par le climat tropical et fatigués à la suite d’un travail intensif pour le bonheur et la prospérité de ses sujets, seront désormais épargnés d’un déplacement long et coûteux à Dalat. Ils resteront dans leur patelin ; ils iront au palace du Bockor retrouver le rose de leurs joues et renouveler grâce à la fraîcheur de la station, la provision de forces indispensable à leur activité.
M. Baudoin a vu trop grand et fait bâtir trop haut
Et tout cela sera dû à l’ingénieuse autant que, généreuse initiative de M. le résident supérieur Baudoin, qui aura bien mérité du Cambodge reconnaissant.
Malheureusement, M. Baudoin a vu trop grand et fait bâtir trop haut. C’est là peut-être le défaut commun à tous les hommes éminents. Un autre à sa place se serait contenté d’aménager la plage de Kêp pour la santé de ses administrés. Ce projet terre-à-terre aurait eu pour principal, d’aucuns disent unique mérite de coûter peu d’argent et d’efforts et de rendre tout de même quelques services,
Mais, en Indochine, le vent est aux méthodes hardies et aux hôtels somptueux. Ne devons nous pas attirer par milliers des touristes multimillionnaires américains ?
Voilà pourquoi le Bockor, qui veut se mettre à la page en fait de confort, a l’honneur d’être doté d’un palais digne des hôtes à venir et dont l’inauguration, samedi dernier, a donné lieu à des fêtes à faire pâlir de jalousie les soirées dansantes et les thès-tango du Continental de Saigon.
Le lendemain, il n’y avait presque plus personne au Bockor
On est venu en nombre, samedi, se réjouir de la naissance heureuse de l’enfant cher à M. Baudoin, pardon ! du palace.
Dames amplement décolletées, malgré un froid à glacer la moelle des os, Messieurs en smoking, choisis dans les milieux sélects, rivalisaient d’élégance et de gaîté. Dans sa prévoyance, M. le résident supérieur avait même fait venir un opérateur de L’Indochine-films pour perpétuer sur l’écran le souvenir de cette mémorable journée.
Tout le monde trouvait que les choses se passaient à merveille, et, l’élémentaire courtoisie l’exigeait, on ne tarissait pas d’éloges sur l’œuvre de M. Baudoin et sur M. Baudoin lui-même. Or, le lendemain, un dimanche pourtant, il n’y avait presque plus personne au Bockor.
Les autos avaient filé à l’anglaise une à une, sans jouer du cornet ni du klackson, emportant leurs occupants, qui pourtant paraissaient si contents, vers d’autres cieux. Quel génie malfaisant les avait-il donc chassés du lieu enchanteur ? L’explication du mystère ?
Le royaume du brouillard
La voici : Le Bockor est le royaume du brouillard, et partant,de la toux et des rhumes de cerveau, susceptibles de dégénérer en bronchite. La Faculté se gardera bien de le conseiller aux gens asthmatiques. et même bien portants, qui risqueraient de descendre en piteux état de ce paradis terrestre.
Au palace du Bockor, il ne vous est permis de contempler la mer que par intermitence, et jamais plus de deux minutes, sauf seulement en décembre, où le soleil radieux et bienfaisant y brille dans toute sa splendeur. Le reste du temps, on n’y voit goutte à dix mètres devant soi !
Et c’est ce résultat mirifique qu’a obtenu M. Baudoin, en jetant à la pelle dans ce gouffre l’argent du budget du Cambodge!
Des ventillateurs géants propres à chasser le maudit brouillard
Oh! il aura beau faire battre du tamtam autour de sa station d’altitude par des journaux amis; il aura beau la faire filmer par des employés de M. de la Pommeraye aux heures où le brouillard abandonne momentanément son séjour de prédilection ; il aura beau faire faire de la propagande par tous les moyens en son pouvoir —ce qui lui est facile, puisque ce n’est pas lui qui paye la publicité — le Bockor n’aura point le succès qu’il espère, à moins qu’un inventeur de génie, qui est à naître, n’y installe des ventillateurs géants propres à chasser le maudit brouillard ou à en anihiler les effets.
Nos dirigeants pensent suffisamment, sans cela, aux riches, pour leur permettre de villégiaturer, souvent aux frais de la princesse, dans des conditions plus qu’acceptables. Il est temps qu’on songe un peu aux pauvres hères, qui n’en demandent pas tant: une simple paillotte pour s’abriter, des vêtements décents pour se couvrir, des soins médicaux et deux bolées de riz par jour pour subsister.
Un article a paru récemment à cette place qui attirait l’attention des autorités sur la situation des indigents, en même temps qu’il leur suggérait quelques idées propres à y remédier et dignes d’être examinées avec bienveillance.
Mais voilà ! les gueux ne sont guère intéressants. Pour eux on ne bâtira certainement pas des palaces destinés à permettre à la Société des grands hôtels d’empocher de grosses prébendes sous forme de subventions. Et dire que l’Indochine est censée être un pays démocratique, puisque placée sous la tutelle de la France républicaine.
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E. DEJEAN de la BATIE
L’Echo Annamite
Organe de défense des intérêts franco-annamites
n° 213 – Vendredi 20 février 1925, Saïgon