BOKOR
«Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir “comment les choses se sont passées“. Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger.1»
Des bruits de camions et de marteau-piqueurs nous parviennent à travers les nuages envahissant un paysage tropical. Quelques ruines éparses apparaissent hors de la brume, on distingue une église. Devant ces images volatiles, déposées sur un écran flottant, une sculpture en fer à béton est couchée au sol. De grosses sangles mécaniques en maintiennent l’architecture, complexe mais précaire.
Entre les ombres de ces tiges de fer rouillées, quelques documents permettent de situer le contexte de ce paysage spectral : une photographie de touristes posant avec fierté devant un chantier, et sur un papier fragile, quelques notes et extraits d’archives. Ce sont les mots de l’Administrateur colonial Roland Meyer, d’un journaliste contemporain, du philosophe Walter Benjamin ou encore ceux de Marguerite Duras. C’est elle qui relate la condition des bagnards construisant une route, tout près de sa résidence d’enfance, à Kampot, dans le sud du Cambodge2.
Cette route menait à Bokor, une ancienne station climatique créée sous le protectorat français au début du XXe siècle, sur la montagne des éléphants, ou plateau de Popokvil. Cette station fut conçue comme un endroit de repos où pouvaient je cite «se reposer, dans la fraîcheur qui y règne, les résidents français fatigués par leur séjour colonial3». Elle était composée d’une église, d’un casino, d’une poste, d’une station essence, et de diverses résidences, villas, hôtels en tout genre.
Le lieu fut ensuite abandonné lorsque la guerre d’indépendance vietnamienne éclata (années 50), puis ré-occupé par les élites royales du Cambodge, et cela jusqu’au début de la guerre civile cambodgienne (70) qui vit apparaître en 1975, l’innommable régime Khmer Rouge. Bokor devint à cette époque un lieu de détention, et très probablement un lieu d’exécution.
À la libération d’une partie du pays en 1979 par les Vietnamiens, Bokor est resté un lieu d’affrontement entre Khmers Rouges et Vietnamiens, jusqu’à la fin des années 80.
Malgré l’établissement d’une réserve naturelle couvrant l’ensemble du plateau, le Gouvernement cambodgien autorisa récemment la construction d’un vaste projet de «Resort» réalisé par la filière Sokha-Hôtel du groupe Sokimex, par ailleurs étroitement lié au Gouvernement.
La bande sonore de la vidéo, et de l’ensemble de l’installation, correspond aux débuts de ce chantier, aux premières fondations du complexe hôtelier.
L’endroit semble inhabité et pourtant, le chantier laisse supposer un important déploiement humain, ne s’interrompant que sous l’averse, les grondements de l’orage qui passe, ou les battements d’ailes d’un papillon.
Ces éléments naturels forment un rythme cyclique, la brume s’installe puis se dissipe comme la vidéo qui se rejoue éternellement. Pourtant, toutes les temporalités ont été entremêlées comme un « nœud temporel » et de telle sorte qu’un exercice se dessine à l’adresse du spectateur afin de discerner ce qui appartient à l’à-venir et ce qui relève du passé.
On distingue clairement l’entreprise coloniale mais plusieurs questions restent en suspend, s’agit-il par ailleurs du « néocolonialisme », d’une conséquence hantée, ou d’une énigmatique survivance ? Cette sculpture au sol est-elle une ruine, une œuvre en cours, un anachronisme ? Chacun imagine, ici et là ne sont pas les lieux pour en décider.
Pourtant des preuves suivent nos regards : des ouvriers asiatiques dans un camion, ou aux abords d’une route à demi bitumée. L’extrait de Duras s’incarne par-delà les images et sans que l’on puisse distinguer de quel esclavagisme, de quels bagnards, de quels temps était-elle en train de parler ?
À travers un brouillard épais, un édifice imposant se dégage et laisse entendre l’écho d’une musique familière, pour qui a déjà vu le film « India Song » de Marguerite Duras : une douce mélodie de piano, un air d’ambassade, un cri d’amour et pour une part non négligeable un clin d’œil envers une écriture cinématographique expérimentale.
Des récits s’improvisent donc entre différents éléments, qu’ils soient des preuves ou des rêveries, des références artistiques ou historiques, issus du montage ou de l’installation, appartenant ou non à mes quelques recherches sur ce concept que certains veulent bien nommer « l’histoire ».
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Pierre Michelon
1. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres III, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2000
2. Marguerite Duras, dans “Un barrage contre le pacifique”, Paris, Gallimard, 1950, p.244.
3. Armand Rousseau, Résident de France à Kampot, “Rapport n°869 du Résident Supérieur au Cambodge à M. le Gouverneur Général de l’Indochine au sujet de la création d’un sanatorium d’altitude au Cambodge”, 19 juillet 1918.