Introduction
Un ouvrage fort intéressant, publié sous ce titre au Cambodge a récemment paru dans l’Impartial du Cambodge et sans doute aussi dans d’autres journaux de la colonie. Cet ouvrage, dont l’auteur est considéré à juste titre comme une autorité en fait de questions cambodgiennes, vient de faire connaître au public le magnifique pays qui s’étend au-dessus de la baie de Kèp à proximité de Kampot, et en regard du du littoral maritime sur le golfe de Siam. L’étude que nous présentons aujourd’hui a pour objet d’apporter quelques données complémentaires à la climatologie de cette région que nous croyons être une région d’avenir, et de traiter des questions médicales qui s’y rattachent.
Rappelons en quelques mots quel est le pays qui, parmi les hauteurs nouvellement explorées [1] du Massif de l’Éléphant vient d’être signalé aussi à l’attention publique. Ce pays, qui joint à la beauté des sites les douceurs d’un climat remarquablement tempéré, est celui dénommé Popok-Vil ou Popok-Vel ainsi que l’orthographient encore de vieux atlas. C’est là une dénomination cambodgienne qui signifie «le lieu où les nuages tournent». Peu habité jusque-là, même par les indigènes du Cambodge, peuplé par les vieilles légendes de sorciers et de génies familiers de la montagne, le pays de Popok-Vil était resté à peu près, inconnu des Européens de la colonie jusqu’au commencement de 1917. Il a fallu, pour le révéler à cette époque, l’initiative éclairée de M. Baudoin, Résident supérieur au Cambodge, et l’impulsion qu’il a donnée aux nombreuses recherches qui dès lors se sont orientées de ce côté.
—[1] Après les premières reconnaissances faites dans le massif par MM. Gourgand et Bornet en 1917, puis par MM. Dufossé et Guillerme, citons les nombreux levers de MM. Jubin et Vincent, —enfin, plus récemment la mission forestière de M. Belou, une reconnaissance rapide du balat Kim Teng, et en dernier lieu la mission topographique de M. Boutier, géomètre, qui a permis l’exploration du Massif de l’Éléphant dans ses grandes lignes. Toutes ces recherches ont déjà fourni des éléments qui peuvent permettre de dresser une carte sommaire de la chaîne jusqu’à une cinquantaine de kilomètres au-delà de Kampot.
—
Le territoire de Popok-Vil est situé, avons-nous dit, en haut du Massif de l’Éléphant, dans la partie directement accessible en venant de Kampot.· Cette chaîne se développe parallèlement au rivage du golfe de Siam en affectant une direction sensible vers le Nord-Ouest. Le territoire que nous considérons est compris entre le versant maritime et le versant terrien de la chaîne, ce qui lui fait une largeur de 7 à 9 km. environ; il s’étend en profondeur jusqu’à une douzaine de km en suivant l’axe de la chaîne. Il se maintient dans toute son étendue à des hauteurs variant entre 900 et 1010 mètres.
—
Les fondateurs de la station de Popok-Vil.
—
Cette région se classe donc à la fois dans les climats maritimes et dans les climats de montagne, ou, pour mieux préciser ce dernier point, dans les climats de moyenne altitude. Elle tire de ce caractère mixte un double avantage, des conditions de salubrité exceptionnelles, et offre, comme nous le verrons, plus d’un point de comparaison possible avec le climat du littoral méditerranéen. Est-il besoin de rappeler les qualités de l’air marin, qualités qu’il doit à son humidité salée, à sa teneur en iode? Son action stimulante sur le système nerveux, sur l’appétit, sur les fonctions nutritives en général, en font un tonique de premier ordre pour tous les organismes débilités et particulièrement pour l’enfance au cours de sa croissance.
Une région tout à fait privilégiée par la fraîcheur et l’égalité de sa température
Quant à l’air des montagnes il ne sera pas inutile d’analyser ici ses effets physiologiques en quelques mots: outre la diminution de température qu’on observe dans les montagnes (et qui est un véritable bienfait pour les organisme surchauffés des coloniaux qui habitent les plaines) la diminution de pression atmosphérique influence aussi très favorablement le corps humain. Celle-ci, comme on le sait, diminue graduellement à mesure qu’on s’élève dans l’atmosphère. Cette gangue, qui nous enserre ici-bas, relâche pour ainsi dire son étreinte peu à peu à mesure que l’on monte, et permet plus de jeu, plus d’alacrité, une activité plus facile à notre système nerveux et à notre système musculaire. L’un et l’autre deviennent plus résistants à la fatigue. Une influence tout aussi favorable se fait sentir sur la circulation du sang dans les vaisseaux: il y a vaso-dilatation et augmentation de l’hématose. Enfin les mouvements respiratoires et la ventilation pulmonaire sont accélérés, ce qui peut être utile dans certaines maladies, telles que la tuberculose pulmonaire. Ce sont toutes ces conditions physiques réunies, et agissant de concert, qui ont créé le type humain connu sous le nom de race montagnarde, type si justement réputé pour sa force et la résistance de son organisme.
Popok-Vil réunit au plus haut degré ces qualités bienfaisantes des climats marins et des climats d’altitude tempérés qui conviennent aux organismes affaiblis ou surmenés, aux ‘ convalescents et à certains malades. Il nous offre quelque chose de rare et d’infiniment appréciable dans une station hygiénique, la mer et la montagne voisinant côte à côte, l’une mitigeant ce que l’atmosphère de l’autre pourrait présenter parfois d’un peu rude. Aussi tous ceux, Européens ou indigènes, qui ont habité cette partie de la montagne depuis plus de 18 mois témoignent-ils que c’est une région tout à fait privilégiée par la fraîcheur et l’égalité de sa température, la pureté de son air ([1], l’absence des causes habituelles de maladie qui désolent tant d’autres pays de la zone tropicale, une région, en un mot où il fait, bon vivre.
—[1] On sait que l’air des stations élevées est à peu près dépourvu de microbes; c’est là une des principales causes de son efficacité sur la santé de l’homme.
—
Partant de ces données certaines, l’Administration du Protectorat, toujours soucieuse de la santé de ses fonctionnaire et du bien de tous, s’est préoccupée de tirer parti des conditions d’habitabilité exceptionnelles offertes par la région de Popok-Vil, afin d’y créer une station sanitaire. Déjà on est entré dans la voie des réalisations: grâce aux efforts combinés de MM. Rousseau, le distingué Résident de Kampot, Babillot, ingénieur en chef, Fabre sous ingénieur pour la circonscription de Kampot, Guillerme, agent technique préposé a la marche des travaux, et à de nombreux auxiliaires qui tous ont rivalisé de zèle et d’habileté, une route, une belle voie d’accès conduisant jusqu’en haut de la montagne vient d’être ouverte; quelques chalets rustiques ont été construits, bientôt de nouveaux pavillons vont être édifiés sur les belles terrasses qui dominent la mer à plus de 1000 mètres d’altitude vers le S. et le S-O du massif, et d’ici quelques mois un hôtel-bungalow confortablement aménagé, ouvrira ses portes a ceux qui voudront séjourner dans la montagne pour quelque temps.
Il y aurait intérêt à ce que l’on édifiât à Popok‑Vil un vrai sanatorium de montagne
Nous ne doutons pas qu’un plein succès soit réservé à cette entreprise, elle gagnerait même, croyons-nous, à être tentée dès maintenant sur une plus grande échelle. C’est ce que nous voudrions faire ressortir dans ce travail, et nous pensons qu’il y aurait intérêt pour la station à ce que l’on édifiât à Popok-Vil un vrai sanatorium de montagne, un établissement spécial pour les malades, sorte d’hôpital doté d’un personnel médical. Ce serait la, incontestablement, une œuvre très utile appelée à rendre service à plusieurs catégories importantes de malades. Il y a donc tout lieu de croire que cet hôpital serait favorisé d’une clientèle nombreuse, car les établissements de ce genre n’abondent pas en Indochine. Il est dès à présent facile d’indiquer le choix de malades qui auraient un bénéfice réel à tirer du climat et pourraient fréquenter l’établissement.
Ce sont:
1° Tous ceux qui toussent habituellement, les faibles de poitrine, comme on les désigne, à qui le bon air seul peut rendre la force et la santé. Ils bénéficient au premier chef des climats d’altitude, et trouveront là haut cet air pur, exempt de tous microbes, et l’abondante provision d’oxygène, que réclament leurs organes respiratoires.
2° Les enfants de constitution un peu débile, chez qui la croissance engendre des troubles divers, observés plus fréquemment encore dans la colonie qu’en France.
3° Les malades qui souffrent d’affections endémiques rebelles, telles que paludisme chronique, affections tropicales du foie, etc. etc…
4° Les neurasthéniques.
5° Les anémiques, les convalescents, et en général tous les sujets débilités par un séjour prolongé ou un travail fatigant dans la colonie.
Tous ces cas, qui sont susceptibles d’être guéris ou améliorés par une cure dans un sanatorium de montagne, représentent, comme on le voit, un contingent des plus importants.
Les malades ne risquent-il pas de faire fuir les touristes et amateurs de villégiature ?
Mais immédiatement une question, ou plutôt une objection se pose à propos de toute fondation de ce genre. La présence d’un groupement de malades dans une station climatérique ne risque-t-elle pas de faire fuir l’autre clientèle, celle des touristes et des amateurs de villégiature qui composent un élément plus brillant et souvent plus profitable à la renommée, et à la fortune de l’endroit; le fait est réel, l’inconvénient a été constaté dans des stations renommées de France et d’Europe. Mais hâtons nous de dire que cet inconvénient provenait de la cohabitation et du mélange qu’on avait dès le début permis de. s’établir entre gens sains et malades. Il en est résulté que ceux-ci ont éloigné ceux-là, et que des hôtels des localités de la côte d’Azur, par exemple ont été désertés par une notable partie de leur clientèle.
Heureusement, cet état de choses ne dura pas, et dès que la raison en fut connue, on eut vite fait d’y remédier en séparant les deux groupes précités. Des sanatoria se construisirent un peu partout et depuis lors, dans tous les lieux de cure connus du littoral méditerranéen, des maisons de santé, aménagées avec grand, confort, recueillent les malades. Ces édifices occupent en général les parties les plus salubres de chaque localité, on a recherché pour eux les replis de terrain, les vallons abrités, un peu en retrait des côtes, ou les plateaux protégés contre les intempéries par dès cirques ou des rideaux de montagnes. Ces dispositions ont été prises pour le plus grand·bien des malades eux-mêmes..
Il est facile de voir que les mêmes dispositions pourraient être adoptées à Popok-Vil. Pour cela il suffit de jeter un coup d’œil sur la configuration générale du pays et de voir les conditions climatériques qui en dépendent.
Nous ne saurions refaire ici dans tous leurs détails l’orographie ni même la description géographique de cette partie du massif de l’Éléphant. L’une et l’autre ont été parfaitement étudiées dans l’ouvrage cité au début de ce chapitre.
Voyons simplement dans son secteur réduit et tel que nous avons essayé de le représenter dans le croquis joint à ce travail, le pays choisi par l’Administration du Protectorat pour y installer une station. Il comprend
1° Sur le littoral du golfe une crête montagneuse d’une vingtaine de kilomètres de longueur, qui dresse ses pics et ses falaises devant la mer et ses îles, au S. et au S.-O. et tout le long de laquelle se déroule un panorama merveilleux. Cette crête est formée d’une succession de sommets culminants, variant entre 1.000 et 1.100 mètres, qui reçoivent directement les vents et parfois aussi des amoncellements de nuages.
2° Derrière cette crête, à un niveau plus bas (entre 900 et 950 mètres) un plateau de plusieurs kilomètres carrés de superficie. Il est protégé de tous côtés, au N. et au N.-E. comme au S. et au S.-O. par une ceinture de mamelons et de forêts, qui amortissent les vents et les transforment en une légère brise. Quant aux nuages, ils passent au-dessus de ce rempart. Grâce à cette exposition heureuse, le plateau jouit du climat le plus calme et le plus tempéré qu’on puisse souhaiter.
Cette configuration de pays rappelle invinciblement l’Estérel et la chaîne côtière qui longe la Méditerranée jusqu’à la frontière d’une part, en bordure de la mer, les splendides corniches de la Côte d’Azur, et de la Riviera avec lesquelles les crêtes du massif de l’Éléphant peuvent se comparer sans désavantage; c’est là que s’étagent, à différentes hauteurs, villas, hôtels, maisons de plaisance qui ne craignent pas les vents du large et leurs embruns; —D’autre part, en retrait de ces côtes découvertes et accidentées, des plateaux, des replis de terrain, de coquets vallons abrités, où les malades viennent trouver un air plus calme, une température plus égale, un ciel plus serein, et où sanatoria, maisons de cure et de repos ont fixé leur siège.
Les vrais malades auront meilleur compte de s’installer au milieu du plateau
C’est à notre avis de semblables arrangements qu’il conviendra de prendre à Popok-Vil. Tandis que les touristes, promeneurs et gens désireux de villégiature se donneront rendez-vous sur les belles terrasses du Tiong Poch où l’air est parfois un peu rude, où les variations atmosphériques sont aussi plus sensibles qu’ailleurs, et y fixeront leur résidence en vue de la mer, les vrais malades auront meilleur compte de s’installer au milieu du plateau, en pleine zone calme. Là ils trouveront, comme à Menton, Vence, Grasse et dans les diverses station réputées pour être les plus salubres de la région qui avoisine le littoral méditerranéen un emplacement parfaitement abrité. Celui qui nous paraîtrait le plus convenable pour y fixer un sanatorium est la faible dépression où se trouvent les grandes cascades et le poste forestier actuel. Là, pas de nuages qui se déposent sur le sol, pas de vents trop sensibles, presque jamais d’intempéries. La beauté du site vient ajouter encore au charme de ce joli coin du plateau [1].
Cela reviendrait en somme à créer à Popok‑Vil une double station
Dans les chapitres suivants nous nous proposons de traiter avec plus de précision, et de détails les différents points abordés dans le premier. Nous décrirons les lieux que nous avons visités au cours de deux voyages d’études effectués à Popok-Vil. Nous exposerons rapidement la conformation géologique de la montagne et particulièrement celle du plateau, ses conditions d’habitabilité, sa faune, sa flore. Nous apporterons les observations concernant la température, le régime des moussons et des pluies, la répartition des saisons, telles qu’elles ont été notées jour par jour à Popok-Vil au cours d’une année entière, et nous tâcherons d’en tirer les vraies caractéristiques de ce climat.
La plus grande partie de cette documentation nous a été fournie par M. Jubin, géomètre principal du cadastre en mission permanente à Popok-Vil. Les données que nous possédons aujourd’hui sur la future station sont le fruit de patientes études menées par lui avec un esprit scientifique éclairé. Nous le remercions de son aide, et tenons à dire, avant de continuer, qu’il a une part égale à la nôtre dans ce travail
—[1] Une commission spéciale, constituée à l’effet d’examiner les installations à faire sur la montagne, a estimé qu’il serait préférable de mettre ce sanatorium en point plus rapproché de la future station du Bokor, dans une des clairières qu’on rencontre en allant dans cette direction. Nous persistons à croire que ledit établissement sera mieux au voisinage des cascades. L’endroit est plus gai, plus à portée de l’eau qu’il faut en grande abondance dans un établissement hospitalier, et le difficultés de ravitaillement n’y seront pas à craindre, puisque une route de 7 km., en grande partie construite, reliera les cascades au Bockor.
—
*
CHAPITRE PREMIER
Voyages à Popok‑Vil
Nous avons fait au cours de 1918 deux voyages d’étude en haut du Massif de l’Éléphant. Nous donnerons dans ce chapitre un aperçu principales localités que nous avons parcourues dans la région qui a été reconnue jusqu’ici. Ce qu’il faudrait pouvoir rendre surtout c’est l’enchantement réel que laisse dans l’esprit du voyageur la visite de ce beau pays jusque-là insoupçonné.
Nous y sommes montés pour la première fois en février 1918, c’est à dire 9 mois environ après l’installation du poste européen de Popok-Vil. Nous avons pris le versant du Kam-chay.
On aborde la montagne de deux côtés par le versant terrestre ou par le versant maritime.
Le versant terrestre est celui qui fait face a Kampot et longe la belle rivière de Kam-chay qui, depuis ses derniers rapides jusqu’à la mer (1 1 kms) coule à travers la plaine de Kampot avec le débit d’un grand fleuve.
Nous écrirons par ailleurs le versant maritime.
Étant donc parti, le 15 février, des rapides du Kam-chay, nous avons gravi la montagne en suivant un sentier aménagé par le service forestier. Ce sentier, quoiqu’assez abrupt, atténue sensiblement les difficultés de l’ascension. Le paysage a un aspect sauvage, tout différent de celui du versant maritime, aux larges horizon ; néanmoins on traverse des torrents, des gorges, des coins de foret qui ne manquent pas de pittoresque. Après 4heures de marche sur un parcours de 15 kilomètres, nous débouchons sur le plateau qui, par une subite éclaircie, montre une partie de son étendue. Il reste à faire une centaine de mètres sur ce terrain découvert, et l’on est au poste de Popok-Vil.
Celui-ci a été installé par le service des forêts en juin 1917. Il est situé en plein sur l’aire du plateau à 951 mètres d’altitude. L’administration du Protectorat y a mis deux de ses fonctionnaires pour la représenter, M. Jubin, géomètre vérificateur, chargé de faire la cartographie du massif et une étude générale de la montagne [1],
—[1] Actuellement M. Jubin, retenu a Phnom-Penh par ses nouvelles fonctions de directeur de Cadastre, est remplacé a Popok-Vil par un autre agent du même service.
—
M. Vincent, agent du service forestier, plus spécialement chargé des aménagements du poste et de ceux de la future station [1]. Les étrangers sont sûrs de trouver auprès de ces deux fonctionnaires le plus aimable accueil.
Nous faisons l’inspection du poste. La vue est charmée dès l’abord par le joli site qui environne la maison forestière. Celle-ci est sise près d’une cascade dont on perçoit d’assez loin le grondement ininterrompu. Cette chute reçoit l’eau d’un torrent provenant de hauteur située au nord-ouest (mission Belou), et la conduit par deux gradins successifs, de 14 et de 18 mètres de dénivellement, dans une espèce de gouffre par où, après un long parcours, elle va se perdre dans la Kam-chay. C’est une Crevasse profonde où l’eau bouillonne au milieu d’un éboulis de rochers, qui semble résulter de quelque monstrueux cataclysme.
Un jardin, fait de terrain rapporté est disposé en gradins entre la maison forestière et la cascade. Il sert aux essais de culture maraîchère dont s’occupe M. Vincent. Il renfermait déjà à l‘époque dont nous parlons, des spécimens nombreux de légumes et fruits de France, à l’état de jeunes plants pommes de terre nouvelles, artichauts, choux de Bruxelles, fèves, petits pois, asperge fraises, framboise, etc. etc…, qui depuis lors ont donné les résultats les plus encourageants. Enfin, pour couronner le paysage, il existe de l’autre côté de la rivière une forêt de Montagne remarquable par toute une variété d’arbre et d’essences inconnues dans les basses régions des tropiques rappelant la végétation des pays tempérés, des sapins, des chênes, des châtaigniers et d’autres échantillon botaniques que nous nommerons à l’occasion. C’est vraiment là un décor digne de ceux que l’on retrouve souvent dans nos Vosges ou en Suisse, autour des chalets de montagne et qu’on ne saurait se lasser d’admirer.
—[1] Plusieurs autres fonctionnaires européens ont été envoyés depuis lors sur le massif pour assurer divers services.
—
Pour achever cette description des lieux, disons quelques mots de la petite station météorologique établie sur le terre-plein du poste Elle se compose des appareils ci-après: un jeu de thermomètres à maxima minima et pour les températures variables; un psychromètre pour noter le degré hygrométrique et un pluviomètre. Cette installation toute rudimentaire est néanmoins suffisante. Un petit bâti servant à mettre à l’abri les appareils pour mesurer la température et l’humidité s’élève au milieu de la cour du poste. Le pluviomètre est à côté, posé sur son pied. D’autres instruments essentiels, tel que baromètre, boussole sont entre les main des Européens de la station. Les uns et les autres ont permis d’acquérir des notions à peu près complètes sur le climat de Popok-Vil.
Nous y reviendrons au chapitre traitant de cette question. Le schéma suivant donne une idée de la disposition des localités que nous venons de décrire.
*
[Premier voyage, février 1918]
Notre séjour à Popok-Vil, cours de ce premier voyage, a duré 3 jours pleins, non compris le jour d’arrivée (15 février) et le jour du départ (19 février). Nous avons utilisé le temps à excursionner autour du poste, et à prendre de note sur le climat et sur l’état sanitaire.
La température durant cette période, a varié entre 18° et 23° le jour 12° à 14° la nuit (moy.: 18° ; écart max. 10°). On devine sans peine le bien-être que procure à celui qui vient des basses régions cette fraîcheur non encore ressentie.
Une maison dans ce pays pour être confortable ne saurait se passer d’une cheminée
Un séjour dans la région même de Kampot et de Kep, qui est habituellement rafraîchie par la brise de mer, ne aurait procurer rien de semblable. Nous nous sommes convaincu en outre que tout ce qu’on dit des conditions de vie a Popok-Vil est vrai. Les intempéries paraissent exceptionnelles sur le plateau, et l’on n’y ressent pas ces grands vents qui rendent si pénibles certaines personnes le voisinage des côte. On porte agréablement le vêtement de drap aux heures extrêmes de la journée. La nuit il faut de bonnes couvertures pour dormir à l’aise. Enfin une maison dans ce pays pour être confortable ne saurait se passer d’une cheminée ou tout au moins de bonnes fenêtre vitrées pour préserver les occupants du froid en dehors des heures d’insolation.
L’état sanitaire constaté à la même époque peut-être caractérisé d’un seul mot: excellent. Européens et indigènes son d’accord là-dessus, et le sang vif qui colore leur visage confirme leur dire.
La visite que nous avons faite du plateau sur un rayon limité a été très sommaire, Outre quelques clairières parcourues dans les alentours du poste, nous somme allés sous la conduite de M. Jubin jusqu’à la crête, située au N.-E., qui domine la vallée du Kam-chay. On l’atteint à un kilomètre environ du poste. Là existent de splendides belvédères d’où la vue embrasse les plaines du Cambodge, les massifs montagneux disséminés de toutes parts et tout l’arrière pays. Ces immenses panorama qui se déroulent de part et d’autre de la chaîne sont un des principaux attraits de la montagne.
Le 19 février nous quittons à regret cette heureuse contrée pour gagner Kampot. Un chemin de 4 kilomètre récemment tracé, traversant la plaine dénudée et les collines boisées qui en marquent la limite vers le S.E., nous conduit jusqu’au versant maritime où nous effectuons la descente. Nous décrirons dans un instant ce nouveau secteur.
Nous avons ainsi, au cours de ce voyage, franchi le massif d’un versant à l’autre, suivant l’un de ses diamètres transversaux.
*
[deuxième voyage, novembre 1918]
Notre deuxième voyage a eu lieu en novembre 1918, du 22 au 30 de ce mois. Grâce aux communications faciles qui existaient déjà à cette époque, nous avons pu faire un tour complet sur le massif et voir au passage les points le plus intéressants.
Partis du versant maritime, nous sommes revenu à notre point départ après un trajet circulaire passant par le plateau, le poste forestier déjà décrit, la montagne du Tiong Poch, et la crête maritime. Ce périple est facile à suivre sur notre carte. (voir la ligne indiquée en rouge).
Le versant qui regarde la mer diffère de celui qui est tourné vers le Cambodge par des à-pic plus accentués. Il est surmonté d’une crête qui, en certains points, offre des murailles presque verticales.
Partis du Pnom Roluos qui forme un saillant très aigu vers la côte, nous avons suivi en auto d’abord, puis à cheval, la belle route en construction des Travaux Publics, véritable travail d’art que les touristes apprécieront. Aujourd’hui cette route de plus de 20 kilom. est terminée jusqu’au sommet de la montagne où l’on arrive en automobile. On commence à la prolonger au-dessus de la chaîne. Tout au long de son parcours elle offre des points de vue de plus en plus vaste sur la mer. La forêt l’encadre magnifiquement. On ne saurait tout détailler; mentionnons, en passant, près du km. 13, un groupement de palmiers de la plus belle tenue qui forment un site remarquable.
[le kilomètre 22]
Après trois heures d’ascension, nous arrivons au kilomètre. 22 (dénommé encore le Grand Éperon), à 975 mètres d’altitude. C’est là que commence la ligne des cimes dominant le golfe du Siam, qui se continue plus loin en épousant les contours de la côte. De belles plateformes ont été aménagées sur ce même emplacement par le service des T. P, un chalet rustique, mais confortable, a été édifié vis-à-vis de la mer. Dès l’arrivée au 22 on constate un changement dans l’atmosphère; un air vif et rafraîchissant vient de l’espace illimité qu’on a devant soi; on respire mieux devant ce large horizon
Qu’on nous permette de décrire en quelques lignes l’immense pays qui se présente aux yeux du spectateur, quand celui-ci est porté d’une des plateforme qui font face à la mer, au plein sud.
En face de lui, au-delà du rivage couvert de forêts, qui apparaît pied de la montagne dans un curieux raccourci, où se distinguent la route coloniale de Sre Umbell, quelques rivières dessinant leur méandre et les villages de Kas-Tauch, Prey Kdat, assis près de la plage, c’est la mer «la grande bleue» avec ses îles, ses multiples archipels aux aspects variés: Phu-quôc, au centre, les domine par son haut profil montagneux; de part et d’autre de la grande île viennent ranger, comme de satellites plus modestes, les îles A l’Eau et de la baie —les îles du Pic, de la Tortue et des Pirates.
À droite, vers l’Ouest, c’est la route marine qui mène au Siam, route sillonnée de jonques et de chaloupes dont parfois les voiles ou la fumée apparaissent au loin. De ce côté la vue est arrêtée en partie par la masse montagneuse du Tiong Poch (plus connu aujourd’hui sous le nom de Mont Bokor) qui s’érige comme un bastion devant la mer.
À gauche,vers l’Est, où la vue s’étend librement, c’est toute un partie du bas Cambodge, jusqu’à la Cochinchine, qui se déploie sous les yeux émerveillés du spectateur, comme une immense carte géographique naturelle avec ses reliefs, ses cours d’eau, ses deltas de rivières, ses routes, ses forêts, ses cultures, ses maisons et ses villages nettement dessinés Le rivage, découpant alternativement baies et promontoire allonge de ce côté la ligne sinueuse jusque vers l’infini par de là l’éperon du Pnom Roluos, le regard découvre successivement la petite rade de Kampot avec les trois bras du Kam Chay serpentant au milieu dune plaine laguneuse, les renflements du Pnom Don, comparé à «deux mamelles» sortes de montagnette en miniature, la pointe de Kep avec ses chalets visibles par temps clair, la pointe de Hà-tien surmontée de son phare, puis les montagnes de Chaudoc et toute une partie de la Cochinchine qui s’estompe à l’horizon. Tout ce panorama est d’une grandeur imposante, surtout quand un ciel bleu et clair rend la visibilité bien nette; l’esprit, en le contemplant, s’arrête de penser, frappé d’admiration [1].
Pendant les quelques heures dont nous avons pu disposer au Kilom. 22, nous avons visité le campement des Travaux Publics, la briqueterie qui exploite la belle terre d’argile qu’on a trouvée sur cet emplacement, puis nous avons poursuivi notre route, à cheval, afin de gagner le poste de Popok-Vil dans la même journée. On continue à cheminer sur la ligne supérieure des crêtes du côté de l’Ouest, presque sans cesser de voir la mer. Les Travaux Publics, en collaboration avec le Cadastre, ont prolongé dans cette direction leur tracé qui doit aller jusqu’au Mot Bokor, à 10 kilom. plus loin, et leur route, destinée à la circulation des autos, passera tout le long de cette corniche magnifique.
[La terrasse des Éléphants]
Aujourd’hui on prend une route nouvelle pour se rendre au poste forestier. Décrivons toutefois notre itinéraire ancien qui a conservé son intérêt. Après avoir parcouru 3 kilom. sur la belle voie carrossable que nous venons d’indiquer, on rencontre une nouvelle plate-forme, formée de dalles naturelles et présentant une vaste éclaircie sur la mer, c’est la Terrasse des Éléphants à laquelle fait suite la chaussée de même nom (nous verrons plus loin la raison de ces dénominations).
Arrivé là. le voyageur qui veut aller à Popok-Vil abandonne les crêtes, et prend un chemin de forêt qui bifurque vers l’intérieur, et qui le conduit jusqu’à la lisière du plateau, puis de là au poste forestier.
—[1] Depuis l’époque où nous avons fait ce voyage, un nouveau site a été aménagé à 500 mètres environ en arrière du kilom. 22 c’est le pic de Robinson qui domine ce dernier d’une soixantaine de mètres. II offre on point de vue circulaire, beaucoup plus vaste encore que tout ce que nous avons décrit, sur la mer, sur les sommets de la chaîne, et sur le versant et la vallée du Kamchay. Une construction édifiée sur cette hauteur serait nettement visible de Kampot. L’endroit nous paraîtrait toutefois peu propice pour y installer un bungalow à cause du froid et de la ventilation trop intenses qui règnent sur ce sommet découvert.
—
Telle est la marche que nous avons suivie: nous avons repris en sens inverse notre itinéraire du mois de février.
[Vers Popok-Vil]
L’étape qui doit nous mener de la terrasse des Éléphants jusqu’à Popok-Vil est de 4 kilom, dont trois en passent en forêt. Celle-ci, par un heureux effet de la nature, offre un décor des plus séduisants, outre cette fraîcheur délicieuse et un peu humide, qui fait l’agrément des Roi de France. Pas de broussaille malpropre. Entre les gros fûts, chêne et sapin qui abondent, il est curieux de noter une multitude d’aréquiers nains, aux troncs grêles, aux palmes élégantes, qui font ressembler le sous-bois à ces paysages miniature chers aux décorateurs japonais. Ceci est très gracieux, le matin surtout, quand le soleil fait tomber une pluie de taches lumineuses dans l’épaisseur du taillis.
Par malheur, l’état du chemin laisse beaucoup à désirer. On rencontre à proximité d’un petit cours d’eau des bas-fonds, des fondrières creusée par les eaux de pluie et remplies d’une espèce de tourbe, qu’il est très difficile de traverser. Nous y reviendrons en traitant des aménagements ou travaux d’assainissement qui s’imposent dans la région.
Aujourd’hui on élude ces difficultés. Pour se rendre aux grandes cascades on emprunte depuis peu une percée en ligne droite partant du kilom. 22 pour aboutir au poste forestier: la route définitive rejoignant ces deux points doit suivre un affluent très pittoresque de la rivière de Popok-Vil.
Enfin, voici le plateau. Nous ne sommes plus qu’à 900 mètres d’altitude; on ne s‘est pas aperçu de la descente. Nous avançons sur un étroit talus aménagé pour éviter de nouvelles tourbières. C’est un inconvénient qui se répète souvent sur le plateau, et qui rend la circulation parfois difficile. Les eaux de pluies qui ruissellent en abondance de pentes circonvoisines, celles provenant des crues accidentelles des torrents, s’accumulent dans les parties déclives du plateau, d’où elles ont de la peine à s’écouler. Il faudra, pour y obvier en certains endroits, tout un système de caniveau et de drain.
Le trajet s’effectue néanmoins assez vite, et 2 heures après avoir quitté le kilom. 22 Nous nous trouvons à Popok-Vil. Nous avons franchi une distance de sept kilomètres.
[Popok-Vil]
Notre arrêt à Popok-Vil, cette fois-ci, a été de 4 jours. La température; qui présente peu d’irrégularité, s’est maintenue pendant ce laps de temps entre les extrêmes de 26° et 17° selon une moyenne de 21°, il convient de noter que cette température, quoique très douce, s’est quelque peu haussée au-dessus de la moyenne ordinaire. Il y a eu une sorte de vague de chaleur légèrement ressentie. Ce phénomène, exceptionnel sur le massif, s‘est d’ailleurs manifesté à la même époque dans tout le Cambodge, en même temps qu’une sécheresse assez grande, qui a causé un certain déficit dans la récolte de 1918. Néanmoins on éprouve à Popok-Vil le bien-être habituel. On endosse avec plaisir le vêtement de drap matin et soir, aux heures fraîches, et l’on supporte aisément la nuit d’épaisses couvertures.
Grâce à l’assistance toujours éclairée de M. Jubin, nous avons pu visiter en détail les environs du poste. Ils ont donné lieu une série d’excursions intéressantes.
Le plateau dont nous avons indiqué par ailleurs les dimensions approximatives, est représenté par un ensemble de clairière que séparent entre elles des rideaux de forêt de faible épaisseur. On passe de l’une à l’autre au moyen de couloirs pratiqué au travers de ces cloisons. L’aspect de chacune de ces clairières est doté du même charme mélancolique. C’est la lande, la terre un peu désolée de Bretagne qui réapparaît sous nos yeux. L’herbe folle, qui pousse drue et serrée, est composée de graminée, de jonc mince, entremêlée d’arbuste sauvage. Certaines fleurs s‘y rajoutent,: outre de belle touffe d’azalées, rhododendrons et magnolias, poussent ça et là quelques bouquets blancs, et de nombre népenthès, au calice tigré, sèment de toutes parts dans ces parterres leur note étrange.
C’est bien l’ancienne Armorique toute entière qui s’évoque ici
Par endroits, au contraire ce sont des surfaces dénudées, recouvertes de sable, de blocs de grès plus ou moins confus, d’autres sculptés par les eaux de pluie ou par le gravier et le sable que le vent entraîne avec lui sur leurs parois. Ils affectent les formes les plus bizarres, fût de colonne brisée, motifs de tombeaux, dalles plates, table de sacrifice, dolmen, menhir… C’est bien l’ancienne Armorique toute entière qui s’évoque avec ses aspects connus et réveille en nous le sentiment nostalgique que laisse habituellement la vue de ses landes. Ces lieux, comme quelqu’un l’a dit, eussent été chers à Jean-Jacques, et le philosophe eut aimé à venir méditer dans ces solitudes, s’il les eût connues ! Tout est recueilli, presque religieux, dans cette forêt de Popok-Vil, dans ces clairières d’un charme archaïque.
Il y a dans tout cela ample matière à rêver
Ce qui frappe dès ’d abord, c’est l’atmosphère de silence dont elles paraissent enveloppées, puis, si vous prêtez attention, la nature s’anime par moments autour de vous, et vous constatez la vie à certains bruits, d’abord non perçus, qui éveillent en votre âme des échos sympathiques: c’est parfois le chant d’un oiseau connu, tel celui d’un rossignol remarqué près de la cascade ou de quelque siffleur dans la forêt, parfois l’appel d’un calao, c’est aussi le crissement des cigales, le grelot des grenouilles reinettes, ou bien encore le bruit des bêtes de M. Vincent, le coup de cognée de quelque bûcheron entendu de loin…. Il y a dans tout cela ample matière à rêver, et même philosopher gaiement à l’occasion.
[La pagode annamite]
C’est au cours d’une promenade de ce genre que nous sommes allés jusqu’à une pagode annamite, sise environ à deux kms à l’O. du poste forestier, sur la droite de la route qui mène au Bokor. L’excursion mérite d’être relatée en quelques mots. On traverse d’abord une vaste clairière, fermée de tous côtés par la forêt. Rencontré au passage ces groupements de rochers dits ruiniformes, aux découpures et aux alignements bizarres, qui suggèrent de loin au voyageur l’illusion de vieilles nécropoles ou de villes abandonnées. On rentre ensuite dans le sous-bois, belle futaie de grande allure avec des motifs de parc, que l’on aimerait a voir aménagée pour courre le cerf et le sanglier. Puis on arrive à la pagode même, qui n’est autre qu’un amas de roches creusées en grottes, dans une éclaircie de la forêt. C’est une vraie thébaïde, habitée jadis par un bonze ermite qui a déménagé depuis qu’on a troublé sa solitude. Il reste de nombreux vestiges de son habitation, paillotes adossées aux rochers, vieilles vaisselles, nattes et instruments divers, icônes rudimentaires, autels aux ancêtres, tout cela plus ou moins entassé dans les trous de grottes débordant à l’extérieur. Pour égayer cette demeure de troglodyte, un jardin, contenant quelques fleurs et d’assez nombreux arbres fruitiers, entoure le rocher.
[ Le Mont Bockor]
Après quatre jours passés sur le plateau de Popok-Vil, le 2 novembre nous partons pour le Mont-Bokor, (nommé primitivement le Tiong Poch) [1] sous la conduite de MM. Jubin et Vincent. C’est le clou de l’excursion sur le massif de l’Éléphant, le point d’aboutissement d’une route de grand tourisme en construction, et le lieu retenu pour la future station d’altitude [2]. Nous avons déjà eu occasion de parler de cette montagne qui domine par ses hauts sommets toute la partie de la chaîne qui nous intéresse.
—[1] Le nom de Tiong-Poch (point culminant) avait été primitivement donné par les Cambodgiens à cette montagne pour indiquer qu’elle dominait le massif; le nom de Bokor (bosse à bœuf) était réservé à l’un des pics qui s’élèvent au-dessus de la crête. Le Gouverneur général d’accord avec le Résident supérieur, on jugé avec raison que cette appellation de Tiong Poch avait une consonance barbare, difficile prononcer; ils ont proposé le vocable plus euphonique de Mont Bokor qui depuis lors a été adopté. [2] La commission de Popok-Vil, dans sa réunion du 2 juin, a sanctionné ce choix. On a reproché an Tiong Poch d’être un peu trop exposé aux vents et aux nuages. Quelle que soit l’opinion que l’on puisse se faire à cet égard, le Tiong Poch n’en restera pas moins par son site remarquable, la plus belle attraction du massif et sans doute aussi l’endroit le plus fréquenté par les touristes. Cette seule raison suffisait donc à justifier la construction d’un certain nombre de maisons le long de la crête.
—
Elle borde la côte maritime au S. 0, s’allongeant en une demi-lune dont la corne, détachée du massif, pousse un saillant aigu vers la mer.
Du poste forestier pour aller au Mont Bokor on se dirige donc plein S-O. L’accès de cette hauteur, autrefois très difficile, est devenu facile aujourd’hui, grâce à une route neuve tracée par MM. Jubin et Vincent. Il y a un trajet de 7 kilom. dont quatre étaient déjà terminés à l’époque où nous avons fait le voyage.
La première partie de cette route passe dans des clairières entourées de sapins, et franchit la frontière du plateau. Puis peu à peu on gagne en altitude, et le pays change d’aspect. La grande forêt disparaît, cédant la place à une végétation basse et rabougrie, celle qu’on a coutume d’observer sur les hauts sommets découverts; les arbres poussent tordus, déchevelés, couchés par le vent. Les conditions climatériques changent aussi; il y a plus de vent, plus de nuages, une température inférieure de 1° à celle de Popok-Vil; même il s’y ajoute quelquefois cette impression de froid glacial que donne le grand vent sur les cimes.
Aux Cinq Jonques, une petite sala en paillotes a été construite pour abriter les voyageurs.
Si à mesure que l’on s’avance dans cette région nouvelle, l’on jette de temps en temps un coup d’œil en arrière, la vue s’étend de plus en plus sur le plateau sur toutes les ondulations de la chaîne, et jusqu’aux montagnes lointaines du Cambodge qui se distinguent à plus de 100 kms. du côté de Pnom-Penh et de Takeo. Après une heure de marche à cheval, nous arrivons sur une crête, au bord d’un abîme en partie voilé par des nuages. C’est la station des Cinq Jonques. Nous sommes sur l’un des sommets culminants du Bokor (1055 mètres). Le nom donné à ce point vient de cinq gros monolithes alignés en face de la mer comme des jonques sur leurs carènes. Une petite sala en paillotes y a été construite, en attendant mieux, pour abriter les voyageurs.
Peu à peu le voile de brume se dissipe; l’on commence à voir devant soi. Le lieu est sauvage. Des falaises tapissées de verdure, des escarpements rocheux descendent à pic vers la mer. Le rivage nous apparaît dans le même raccourci que sur les autres points de la côte. Enfin le golfe se découvre une fois de plus sur une immense étendue, du côté de la frontière du Siam.
L’homme le mieux trempé ne saurait se défendre d’un mouvement de recul quand il voit, comme ici, l’espace béant et librement ouvert devant lui
Successivement, du premier plan à l’arrière-plan, on voit la baie de Veal Rinh, celle de Ream, lieu d’élection pour le futur grand port du Cambodge, puis la baie de Kompong-Som. flanquée de ses deux promontoires, fermée par l’archipel des Corons, ensuite la pointe de Samith, puis encore la mer bordée par une ligne confuse qui se perd dans le lointain, vers le Siam. C’est bien le même panorama de grand style qu’au kilom, 23. Mais ici reflet plus impressionnant encore à cause des pentes vertigineuses et de ces murailles droites qui tombent dans le vide à 1000 mètres de profondeur. On pense à ce que serait la chute brutale dans un pareil abîme. Un pas de trop en avant, un éboulement de rocher suffirait à l’amener. L’homme le mieux trempé ne saurait se défendre d’un mouvement de recul quand il voit, comme ici, l’espace béant et librement ouvert devant lui.
La côte qui longe le Bokor se continue de part et d’autre, sur plusieurs kilomètres de longueur, en conservant le même, aspect sauvage. C’est une succession de falaises droites et d’escarpements abrupts resserrés entre de puissants contreforts, qui vont s’appuyer sur le rivage; on lui a donné le nom de Côte d’Opale sans doute à cause des teintes que prend la mer dans ces parages
Après, c’est l’inconnu, ou plutôt le rêve, le mirage toujours poursuivi par les chercheurs
En suivant cette crête vers la droite, où le Bokor se rattache à la chaîne, on rencontrerait d’abord, à quelques centaines de mètres, un trapeang ou petit étang dont les eaux. pourront être captées avec profit pour les futurs bâtiments de la station, puis sur la ligne arrière des collines de curieux rochers: la Tête du Dragon, la Grotte de l’Ours, le Brodequin, les Parapluies, suivant les noms donnés par les ermites annamites; puis à 6 kilom. de là, sur une esplanade immense se trouvent des peuplements de pins qui ont été carbonisés en grande partie par le feu; plus loin encore une vaste plateforme connue des Cambodgiens sous le nom de Cent Rizières.
Après, c’est l’inconnu, ou plutôt le rêve, le mirage toujours poursuivi par les chercheurs. C’est là qu’un jour peut-être on trouvera ce lac de montagne, mystérieux, légendaire, qui existe dans la croyance populaire, mais qui a défié jusque-là tous ceux qui sont partis à sa découverte [1]
—[1] Mission Kim-Teng qui a fait ses explorations le long de la chaîne en février et mars derniers, a bien découvert, en remontant le cours du chay, une nappe d’eau d’assez grandes dimensions (500m. x 125m.), située à 600 mètres d’altitude et à une distance de 20 kilomètres environ de Kampot, mais cette nappe d’eau n’a paru être qu’un simple élargissement de la rivière au niveau d’une vaste dépression où les eaux sont étales. Il ne semble pas que ce soit là le vrai lac, ce fameux déversoir central dont on a tant parlé jusqu’ici, sur la foi de vieux indigènes qui prétendent l’avoir vu tout à fait au sommet du massif, et a peu de distance de Popok-Vil. [2] La commission de Popok-Vil, dans sa réunion du 2 juin, a sanctionné ce choix. On a reproché an Tiong Poch d’être un peu trop exposé aux vents et aux nuages. Quelle que soit l’opinion que l’on puisse se faire à cet égard, le Tiong Poch n’en restera pas moins par son site remarquable, la plus belle attraction du massif et sans doute aussi l’endroit le plus fréquenté par les touristes. Cette seule raison suffisait donc à justifier la construction d’un certain nombre de maisons le long de la crête.
—
Le bungalow et la Résidence supérieure ont déjà leurs places marquées
Dans le sens opposé, en allant vers la pointe du Bokor la montagne se rétrécit progressivement entre la mer d’une part et de l’autre une profonde dépression dénommée le Val d’Émeraude, pour ne plus former qu’une arête bossuée, qu’on pourrait comparer à l’ossature de quelque puissant mastodonte. On passe par une succession de pics aux noms pittoresques, le Pointu à 1060 mètres, les Champignons à 1053 m., le Pnom Bokor (syn. bosse à bœuf) à 1065 mètres, qui tous offrent de magnifiques terrasses pour la vue sur le golfe, et des emplacements tout désignés pour les futurs bâtiments d’une station, le bungalow et la Résidence supérieure ont déjà leurs places marquées, leurs matériaux presque à pied d’oeuvre.
[Bella-Vista]
Cette corniche de plusieurs kilomètres qui, tel un chemin de mulet, suit le faîte des falaises parallèlement à la mer va jusqu’à la pointe du Bokor où se trouve un piton aigu de 1020 mètres. C’est une sorte de poste avancé, étroit comme une échauguette, autour duquel le rivage s’infléchit en une courbe gracieuse.
De là on peut découvrir mieux que partout ailleurs toute la côte du Cambodge, et la partie correspondante du golfe du Siam. Cette perspective, immense. panorama demi-circulaire qui va depuis la frontière de Cochinchine jusqu’à celle du Siam, en comprenant tous les rivages et toutes les îles énumérés précédemment, dépasse en étendue tout ce que nous avons vu jusqu’ici. C’est pourquoi le nom de Bella Vista, Bellevue, a été bien donné au piton qui jouit de cette exposition remarquable. Le panorama que nous venons de décrire peut se comparer avec juste raison, comme étendue de pays, à celui qu’on a des hauteurs de Pausilippe sur le golfe de Naples.
Nous avons fait toute cette promenade une après-midi avec un peu de brume gênant parfois la visibilité. C’est un inconvénient auquel il faut s’attendre. Mais comme il n’est pas rare en pareil cas, nous avons eu entre-temps de splendides éclaircies. Celles-ci dédommagent amplement le touriste de son attente, car ces vues de pays, qui apparaissent en pleine lumière dès que le voile des nuages se déchire, sont souvent d’un effet théâtral.
Un versant à la fois majestueux et tourmenté qui se déploie devant ce prestigieux paysage maritime
Avant de quitter l’admirable poste d’observation où nous sommes, nous jetons encore une fois les yeux sur ces falaises escarpées, sur ces pentes montagneuses recouvertes de leur épais tapis de forêt, d’un vert uniforme, où tranchent par endroits d’immenses palmes, des rotins géants, nous regardons une dernière fois ces gouffres ouverts à nos pieds, la profonde tranchée du Val d’Émeraude, parallèle au Bokor, ou nous voyons planer bien au-dessous de nous le vol d’un vautour, où parfois nous entendons se répéter à l’infini le cri d’un gibbon, —nous embrassons d’un suprême coup d’œil tout ce versant à la fois majestueux et tourmenté qui se déploie devant le prestigieux paysage maritime—, et nous en gardons une impression de grandeur et de beauté inoubliable.
Pour terminer la promenade avec intérêt, nous assistons, pendant le retour, au coucher du soleil dans la baie de Veal Hinh. Pendant qu’au loin les côtes déchiquetées se fondent et prennent des tons grisaille, la mer accuse ses teintes d’opale dans la douce clarté du soir, le soleil empourpre les îles derrière lesquelles il disparaît. La nuit vient. Bientôt on ne distingue plus que les feux lointains des barques des pêcheurs amarrées au rivage. Nous rentrons aux cinq Jonques.
[Retour vers Kampot]
Cette lendemain de cette belle randonnée, c’est-à-dire le 29 novembre, nous nous mettons en route pour rentrer à Kampot.
Nous prenons à quelque distance des Cinq Jonques la ligne indiquée par le Service du Cadastre et les T. P. pour tracer la future route qui reliera le Tiong poch au kilom. 22. Elle mesure environ 10 kilom. Elle passe en haut et en arrière du Val d’Émeraude, puis longe le bord de la chaîne parallèlement à la côte maritime.
Au Val d’Émeraude, nous faisons un léger crochet sur la droite pour visiter la station de l’Agriculture. Elle est dans le creux de la gorge, près du lit d’un torrent, le Chos Prom, qui descend de ce trapeang que nous avons signalé au voisinage des Cinq Jonques, pour aller se jeter dans la mer au village de Kas Tauch. La bonne qualité du terrain a fait choisir cet emplacement pour les essais agricoles que l’administration veut entreprendre.
Les éléphants, merveilleux débroussailleurs, ont percé à travers les parties boisées du massif, des voies de communication faciles
Après cette visite qui n’a duré qu’un court instant, nous remontons sur la crête pour continuer l’étape qui doit nous ramener au kilom. 22. On suit pendant la plus grande partie de ce trajet des sentiers d’éléphants dans la forêt. Les éléphants, merveilleux débroussailleurs, excellents pionniers, ont percé un peu partout, à travers les parties boisées du massif, des voies de communication faciles que les divers services employés aux travaux de la montagne Travaux Publics, Service Forestier et Topographique ont su mettre à profit pour s’acheminer vers leurs objectifs et tracer leurs directrices. De là vient le nom de Chaussée des Éléphants, appliqué à l’itinéraire que nous suivons sur la crête.
Ce cheminement à travers la forêt ne manque pas de charme. On avance au, milieu de vieux arbres moussus, de rochers chaotiques dans une fraîcheur un peu humide qu’entretiennent l’ombre et l’humus de ces sous-bois. Nous nous arrêtons, encore une fois, à un site intéressant qu’on désigne sous le nom de Point Sud. C’est l’aboutissant d’une ligne N -S. tirée depuis le poste forestier de Popok-Vil jusqu’à la crête maritime. On y voit, surplombant un précipice, de solides assises de rochers qui pourraient être aménagées en terrasses et formeraient de splendides soubassements à une construction architecturale. Nous avons tenu à le signaler en passant pour montrer que toutes les parties de la crête, qui se déroule au-dessus du versant maritime depuis le kilom. 20 jusqu’au point le plus éloigné du Tiong Poch, sont également belles et peuvent être choisies, au gré de chacun comme lieux de villégiature.
En continuant notre marche, nous rejoignons bientôt la Terrasse des Éléphants, déjà vue quelques jours auparavant, lors de notre arrivée sur la montagne, ainsi que les plateformes décrites à propos du kilomètre 22.
(À suivre)
—
Dr BERRET et G. JUBIN