Marguerite Duras passe une partie de son enfance à Prey Nop, dans la province de Kampot où sa mère s’était établie. C’est là qu’elle puise le sujet de son roman “Un barrage contre le Pacifique” (en réalité, la mer de Chine)
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La mère avait engagé le caporal dès les premiers jours de son arrivée dans la plaine. […] La grande affaire de sa vie c’était la piste. Il était arrivé pour sa construction. On lui avait dit: «toi qui es sourd, tu devrais aller construire la piste de Ram. Il avait été engagé dès les premiers jours. Le travail consistait à défricher, remblayer, empierrer et pilonner avec des pilons à bras le tracé de la piste.
Ces bagnards, ces grands criminels, «découverts» par les blancs à l’instar des champignons
C’eût été un travail comme un autre s’il n’avait été effectué, à quatre-vingts pour cent, par des bagnards et surveillé par les milices indigènes qui en temps ordinaire étaient affectées à la surveillance des bagnes de la colonie. Ces bagnards, ces grands criminels, «découverts» par les blancs à l’instar des champignons, étaient des condamnés à vie. Aussi les faisait-on travailler seize heures par jour, enchaînés les uns aux autres, quatre par quatre, en rangs serrés. Chaque rang était surveillé par un milicien vêtu de l’uniforme dit de la «milice indigène pour indigènes» octroyé par les blancs.
À côté des bagnards il y avait les enrôlés comme le caporal. Si au début on faisait encore une distinction entre les bagnards et les enrôlés, celle-ci finit par s’atténuer insensiblement sauf en ceci que les bagnards ne pouvaient pas être renvoyés et que les enrôlés pouvaient l’être. Que les bagnards étaient nourris et que les enrôlés ne l’étaient pas. Et qu’enfin les bagnards avaient l’avantage d’être sans femme tandis que les enrôlés avaient les leurs qui les suivaient installées en camps volants, à l’arrière des chantiers, toujours en train d’enfanter et toujours affamées.
D’ailleurs, les femmes, tout aussi bien que les hommes et les enfants, mouraient de paludisme
Les miliciens tenaient à avoir des enrôlés pour pouvoir avoir des femmes sous la main, même lorsqu’ils travaillaient des mois durant dans la forêt, à des kilomètres des premiers hameaux. D’ailleurs, les femmes, tout aussi bien que les hommes et les enfants, mouraient de paludisme suivant un rythme assez rapide pour permettre aux miliciens (qui, eux, avaient des distributions de quinine afin sans doute de préserver l’existence de leur autorité de jour en jour plus assurée, plus imaginative) d’en changer suffisamment souvent. Car la mort d’une femme d’enrôlé valait au mari son renvoi immédiat.
Ainsi, c’était pour beaucoup à cause de sa femme que le caporal, bien que très sourd, avait tenu le coup. Et aussi parce que, dès les premiers jours de son engagement, mu par un esprit de ruse encore intact, il avait compris qu’il allait de son intérêt de se fondre le plus possible avec les bagnards et de faire insensiblement oublier aux miliciens sa condition aléatoire d’enrôlé.
Au bout de quelques mois, ceux-ci s’étaient à ce point habitués à lui qu’ils l’enchaînaient distraitement avec les autres bagnards, le battaient comme ils battaient les bagnards et qu’ils n’auraient pas plus songé à le renvoyer qu’un vrai grand criminel.
Le caporal se levait la nuit pour creuser des petites tombes à ses enfants morts.
Pendant ce temps comme toutes les femmes d’enrôlés, la femme du caporal enfantait sans arrêt et toujours des œuvres des seuls miliciens, seize heures de pilonnage à la trique et sous le soleil retirant aux enrôlés comme aux bagnards toute faculté d’initiative, même la plus naturelle. Un seul de ses enfants avait survécu à la famine et au paludisme, une fille, que le caporal avait gardée avec lui.
Combien de fois en six ans, la femme du caporal avait-elle accouché au milieu de la forêt, dans le tonnerre des pilons et des haches, les hurlements de miliciens et le claquement de leur fouet? Elle ne le savait plus très bien. Ce qu’elle savait c’est qu’elle n’avait jamais cessé d’être enceinte des miliciens et que c’était le caporal qui se levait la nuit pour creuser des petites tombes à ses enfants morts.
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Marguerite Duras et l’Indochine
“Bokor, ça faisait partie de la chaîne de l’Éléphant où j’allais avec mon frère pendant la sieste pour tuer les singes, c’était horrible. On tuait tout ce qu’on trouvait…”
Au kilomètre 184 sur la route de Phnom Penh à Sihanoukville habitait la famille Donnadieu entre 1924 et 1935. Cet endroit est le lieu d’inspiration du livre «Le Barrage contre le pacifique» publié par Marguerite Duras en 1950. La mère de Marguerite, veuve depuis peu, obtient une concession en bordure de mer. Elle y construit des « barrages » avec des moyens de fortune pour protéger ses terres de l’eau salée.. Mais un jour, la mer finit par gagner la bataille et la famille est ruinée.
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Réminiscences
Les lieux de Marguerite Duras