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La genèse
Lorsque en 1907, les caprices d’une carrière aventureuse nous amenèrent en Indochine, le nom de Popokvil et la région qu’il désigne étaient totalement inconnus des Européens du Cambodge. Sur cette énigme comme sur tant de problèmes géographiques, les archives étaient muettes et les hommes indifférents.
Les cartes marines indiquaient, sur la côte du Golfe de Siam, l’existence d’une chaîne montagneuse, haute de plus de mille mètres, dénommée par les premiers navigateurs, en raison de sa forme massive, Montagne de l’Éléphant. Et c’est sous ce nom que les rares Français qui avaient séjourné dans le petit poste de Kampot, désignaient sans plus amples commentaires, la grande montagne inconnue qui domine toute cette région.
La montagne de Popokvil et les récits légendaires qui courent à son sujet
Pavie seul, qui fit à Kampot ses modestes débuts au Cambodge et y reçut, au premier contact des Indigènes, l’inspiration de sa vocation d’explorateur de l’Indochine, mentionne brièvement l’existence de la montagne de Popokvil et les récits légendaires qui courent à son sujet
Par la suite, Kampot isolée du reste du monde et du cœur du Cambodge, jusqu’à l’ouverture de la route de Phnom-Penh, en 1911, végéta dans l’oubli et dans les rivalités stériles d’une poignée de fonctionnaires et de colons.
Phnom-Penh, il y a vingt ans, était une calme cité, ignorante des perturbations mondiales, voire même des progrès de la locomotion automobile. Un faubourg cambodgien massé aux alentours d’un palais en ruines, une cité française groupée aux environs d une Résidence déjà vétuste, près des jardins mélancoliques de Wat-Phnom, an centre, un quartier commerçant, habitat d’une colonie sino-annamite encore bien tranquille, telle était la capitale moderne du royaume Khmer.
La colonie européenne de l’endroit n’offrait que les attraits de ses plaisirs résignés
Aucune route ne reliait la ville aux provinces excentriques et la descente à Saigon, par le fleuve, constituait une expédition. Le Chef du Protectorat rayonnait en chaloupe, autour de sa capitale et, pour atteindre Kampot, il voyageait à dos d’éléphant. Aussi, Phnom-Penh apparaissait-elle au nouveau débarqué, avec le charme languide d’une belle sultane délaissée.
La colonie européenne de l’endroit peu friande d’exotisme, n’offrait que les attraits de ses plaisirs résignés : salons et cafés, bridge, tennis et tours d’inspections ruineux dans des carrioles désuètes.
Nous n’avions pas lâché l’Europe pour de si maigres conquêtes ; il nous fallait prendre l’Asie ; ce fut Elle qui nous prit. Ce fut la retraite laborieuse, au fond des villages lacustres, en pleine ambiance cambodgienne, entre les murailles mystérieuses du palais royal et les bocages des bords du Mékong.
Ce rêve de misère ensoleillée dura douze ans ; il durerait encore si les forces du Mal n’avaient pas en ce monde, souvent l’avantage sur les apôtres du Bien.
Comme trente ans plus tôt pour Pavie, commença pour nous la phase grisante de l’initiation ; et au nombre des trésors ignorés qui nous étaient révélés au contact de l’antique sagesse indigène, la question de Popokvil nous apparut, habillée de ses légendes nationales, comme une de celles qui intéressaient au premier plan l’avenir du Cambodge.
Popokvil? C’était le sommet inaccessible de la grande chaîne du Phnom-Kamchay, la montagne par excellence, aussi renommée au Cambodge, que le Fuji Yama au Japon. Il fallait entendre décrire ses sites inexplorés, ses grottes mystérieuses, refuges d’anachorètes, sa flore extraordinaire rappelant tour à tour, selon les altitudes, celles des zones froides et torrides, sa faune de grands félins, d’éléphants, de rhinocéros et de singes anthropoïdes appelés : «hommes des bois».
Les récits des veillées dans les cases de la brousse, ne tarissaient pas sur les anomalies de la nature et du climat de ces froides altitudes où valsent les nuées de la mousson de suroît autour des cimes culminantes dénommées : «Popokvil» — « Où les nuages tournent » — Et puis, on vantait encore les paysages chaotiques, les sommets écroulés en blocs de grès friables, comparables aux vestiges d’Angkor, les hautes landes dénudées semées d’alignement de roches, balayées par le vent marin et les lacs aériens, peuplés de poissons étranges et couverts d’un tapis trompeur d’immenses nénuphars !
Et tout en faisant la part de l’imagination populaire, nous nous demandions pourquoi, malgré tant de promesses, la montagne géante gardait son secret ? L’attrait puissant de curiosité qu’elle exerçait à distance, n’avait donc pu décider quelques hardis chasseurs indigènes à en conquérir la cime? Ou bien, sa ceinture de jungles malsaines, les falaises inaccessibles de ses flancs avaient-elles su défendre aux Européens eux-mêmes l’accès des plateaux légendaires auxquels les traditions indigènes prêtaient les charmes et le climat d’un paradis terrestre ?
Dès lors, Popokvil eut sa place dans le champ de nos réflexions et de nos études et nous conçûmes le projet de son exploration et de son utilisation future comme sanatorium du Cambodge.
L’idée était hardie ; elle se heurta dix ans à l’ignorance, à l’indifférence générales. Cependant grossissait le volume de notre documentation, de tous les renseignements de source indigène, du résultat de nos investigations et de nos tournées, de cent croquis, profils et plans de la chaîne, pris et recoupés de tous les points du Cambodge où nous portaient nos voyages et d’où le Phnom-Kamchay était tant soit peu visible.
Et c’est ainsi qu’au moment où aboutirent nos patients efforts, nous pûmes contribuer à la réalisation du grand projet et fournir à priori les solutions précises du problème et déposer des documents cartographiques exacts, notamment au Service du Cadastre du Cambodge où nous trouvâmes, comme il sera dit plus loin, les plus sincères encouragements. Mais, sans anticiper sur ces réussites finales, disons que dès 1911, nos recherches trouvèrent enfin la première confirmation de source française, de nos données sur la montagne interdite, à Kampot même où nous étions de passage et où résidait alors un Khmèrisant notoire, doublé d’un explorateur acharné : le Docteur Paunetier.
Ce colonial enthousiaste nous fit part de ses découvertes dans l’arrière-pays des Cardamomes, de ses études sur les races négritos des hautes terres du Cambodge; il corrobora et précisa généreusement notre bagage documentaire et nous inculqua définitivement la grande idée du futur sanatorium de Popokvil.
De fréquentes mutations dans le haut personnel administratif du Cambodge ne permirent pas, au cours des années qui suivirent, d’envisager la solution de celte question.
L’injuste méconnaissance dans laquelle était tenue, depuis cinquante ans, la belle montagne
Par la suite, le Docteur Pannetier, comme tant d’autres hommes compétents et honnêtes, fut éloigné du Cambodge qu’il connaissait trop bien. Nous tentâmes en 1915 et 1916 de mettre à profit diverses tournées pour faire ressortir l’injuste méconnaissance dans laquelle était tenue, depuis cinquante ans, la belle montagne et pour déplorer l’indifférence des autorités de Kampot à l’égard du plus captivant problème de leur province. Nos tentatives prématurées ne trouvèrent aucun écho.
En Février 1917, une croisière effectuée dans le Golfe de Siam à la suite de M. Lefèvre Pontalis, Ministre de France à Bangkok, nous permit de prendre de la chaîne du Phnom-Kamchay des croquis inédits et le profil de ses versants maritimes Sud et Ouest pris de la mer et de la baie de Kompong-Som.
Nous pûmes notamment déterminer exactement l’emplacement de la terrasse culminante où devrait s’ériger la future station d’altitude, prévision qui fut pleinement réalisée. Mais nos travaux n’intéressèrent que le Service du Cadastre et le nom même de Popokvil demeurait ignoré.
Et cependant, au spectacle de la chaîne magnifique vu de la mer, étendant comme les Cévennes sa muraille interminable, ses falaises et ses forêts, comment ne pas déplorer de ne pouvoir jouir du haut de cette crête des douceurs d’un climat d’altitude et du panorama inimaginable de cette Méditerranée criblée d’îlots charmants, bordée de plages de sable et de franges de filaos?
Posséder là haut sur ces plateaux de Popokvil, une petite France à sa portée
Car, avoir la possibilité de vivre dans ce cadre équatorial sans en subir les rigueurs climatériques, de contempler à ses pieds ces paysages torrides du haut de cimes tempérées couvertes de bois de pins, de châtaigniers et de chênes, posséder là haut sur ces plateaux de Popokvil, une petite France à sa portée, sans en profiter, n’était-ce pas le comble de l’aberration?
Enfin: en avril 1917 un voyage au Tonkin et sur les côtes d’Annam apporta à notre thèse l’appoint d’arguments matériels indiscutables. Les sites remarquables du Tamdao et du Col des Nuages frappent en effet l’imagination et laissent entrevoir les possibilités plus grandioses de Popokvil. De hautes personnalités cambodgiennes qui avaient pris pari à cette randonnée acceptèrent d’appuyer notre projet de toute leur expérience. Un prince de la famille royale qui possédait près de Kampot un vaste domaine confirma et amplifia nos descriptions des prodiges du Phnom-Kamchay.
Tant d’insistances aboutirent à une approbation de principe sous la réserve que le Prince convaincu ferait lui-même les frais d’une première exploration.
Il fallait un rapport favorable et concluant. Nous l’eûmes.
L’Altesse parut s’exécuter de bonne grâce et partit pour Kampot. Dépassa-t-il jamais le pied des montagnes et se borna-t-il seulement à recueillir les renseignements de guides indigènes ? Peu importe. Il fallait un rapport favorable et concluant. Nous l’eûmes. Le Prince rapporta une documentation et des croquis dont nous nous gardâmes bien de contester l’authenticité. Ils contenaient des descriptions impressionnantes, mentionnaient des températures polaires, confirmaient l’existence des lacs aériens. Nous applaudîmes à ces succès et obtînmes l’envoi d’une mission officielle d’exploration du massif. C’était la victoire tant désirée.
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La réalisation
La date du 27 Avril 1917 marque le premier pas du Cambodge vers Popokvil et ouvre la phase des réalisations qui va durer plus de deux ans.
A cette date mémorable, une petite mission dirigée par deux Chefs des Services, M. M. Bornet et Gourgand quitte Kampot avec des guides indigènes, escalade le versant continental du Phnom-Kamchay, atteint le 29 Avril les plateaux-clairières de Popokvil et le torrent du même nom, reconnaît plusieurs grottes aménagées en abris et en pagodes et d’où s’enfuient des Annamites suspects, relève sur le versant maritime des crêtes culminantes de 1.000 à 1.100 mètres d’altitude, note des températures de 17 à 24 degrés le 1er Mai. période la plus chaude de l’année et redescend vers Kampot le 2 Mai par les pentes abruptes qui tombent sur la côte du Golfe, sans avoir pu, en raison de la brume et de la forêt épaisse, se rendre compte de la splendeur de la vue sur la mer.
Les résultats concluants de cette brève reconnaissance confirment nos prévisions et permettent d’escompter mieux encore. Aussi, les missions d’exploration vont-elles se multiplier et devenir quasi permanentes tandis qu’à Phnom-Penh, dans l’officine de nos bureaux, se centralisent au jour le jour entre nos mains, sous nos yeux ravis, les documents de toutes ces sources, se complètent et se précisent nos cartes et nos croquis, germent et se décident les programmes d’exploration et de réalisation mis au point au cours de nos propres tournées dans la chaîne du Kamchay.
«La France lui paraissait moins lointaine»
Un homme plus que tous autres se voua corps et âme à cette reconnaissance de la montagne, à son étude géographique et climatérique, à la réalisation idéale de la station d’altitude et demeura deux ans en mission sur les hauts plateaux ; c’est M. Jubin, Directeur du Cadastre du Cambodge. Quelle existence miraculeuse n’a-t-il pas menée, avec ses arpenteurs et ses guides dans le désert de ces hautes régions si douces, si tempérées, que de son propre aveu, «La France lui paraissait moins lointaine».
Passionnés tous deux par le caractère scientifique et esthétique de l’entreprise, nous laissions aux paysages découverts des noms définitifs, jaillis de notre imagination exaltée: Popokvil, Côte d’Opale, Val d’Émeraude, les Cascades, la Grotte-Pagode etc….
Quel enthousiaste renouveau le poussait à découvrir, toujours plus loin et plus haut, les prodiges annoncés par les traditions indigènes et si souvent confirmés. Et quel charme extraordinaire se dégageait pour nous de la lecture de ses rapports périodiques où peu à peu se révélaient tels détails, tels mystères qui nous avaient tant de fois intrigués. Ainsi, passionnés tous deux par le caractère scientifique et esthétique de l’entreprise, nous collaborions par correspondances, par documents et verbalement quand l’occasion se présentait de nous rencontrera Phnom-Penh ou sur la montagne où nous allions souvent constater l’avancement des travaux. Alors nous laissions aux paysages découverts des noms définitifs, jaillis de notre imagination exaltée: Popokvil, Côte d’Opale, Val d’Émeraude, les Cascades, la Grotte-Pagode etc….
Car la réputation de Popokvil s’était répandue avec une rapidité magique. Tout le monde voulait voir et prétendait maintenant découvrir la merveille géographique du Cambodge.
Missions et excursions se succédèrent, même en saison des pluies, telle périlleuse reconnaissance des versants occidentaux effectuée en Septembre 1917, sous un déluge de pluie, par le Docteur Dufossé, depuis lors exilé lui aussi du Cambodge…
Comme par un remords d’avoir trop tardé, on voulait réaliser trop vite et trop grand, à coups de vies humaines et de milliers de piastres.
Une frénésie se déchaînait pour l’achèvement coûte que coûte de la route d’accès au plateau de Popokvil et pour l’édification de palaces ruineux, là où auraient suffi de jolis villages suisses encadrés dans les bois de pins. Huit cents prisonniers renouvelés, raflés dans toutes les prisons du Cambodge achevèrent en deux ans une roule de trente kilomètres montant à 1.050 mètres d’altitude, sur les falaises qui dominent le Golfe de Siam. L’inauguration eut lieu en Mai 1919. Deux ouvriers français de la grande entreprise : Gourgand et Fabre et combien d’indigènes, avaient payé ce succès de leur vie? Mais Popokvil qui avait patienté tant d’années, n’avait pas attendu un an de plus !
Beaucoup d’erreurs grandes ou petites avaient sans doute été commises. Il fallait commencer plus tôt ou finir plus tard ; mais le passé est révolu et Popokvil demeure une réalisation magnifique.
Le présent rend hommage aux artisans européens et indigènes qui, chacun dans le domaine limité de sa compétence, furent les agents d’exécution de la grande idée qui les dirigeait tous.
L’avenir rendra justice aux inventeurs, aux promoteurs qui furent l’âme de l’entreprise et qui, jalousés, méconnus ou bannis, emportèrent avec eux le secret de leur fortune, la noblesse de leur vocation.
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La description
A trois cents kilomètres à l’Ouest de Saigon, la Chaîne de l’Éléphant ou Phnom-Kamchay, ferme l’horizon des plaines de Cochinchine et du Bas-Cambodge et constitue le musoir avancé du système montagneux des Cardamomes qui borde à distance les côtes du Golfe de Siam.
Le massif du Phnom-Kamchay n’est à proprement parler ni une chaîne, ni un pic isolé. Qu’on imagine un pâle de grès oblong, orienté Nord-Sud, formé de deux murailles parallèles, hautes d’un millier de mètres, longues de soixante kilomètres, écartées l’une de l’autre de vingt kilomètres et se rapprochant aux deux extrémités pour se souder comme les bords d’une baignoire.
L’espace circonscrit par cette ceinture montagneuse est un plateau ovale, assez accidenté, haut de 900 mètres, légèrement déprimé vers le centre et doté d’un système complet de rivières et de lacs.
Celte curieuse formation orographique rappelle en petit celle des hauts plateaux de l’Atlas et des Andes, de l’Éthiopie et du Thibet. L’ensemble des plateaux culminants et les sommets des murs de soutènement qui l’entourent sont désignés par les Indigènes sous le nom de Popokvil : «les Nuages tournent» parce que les nuées de la saison des pluies s’y accrochent et y roulent avant de retomber dans l’arrière-pays cambodgien.
Avec sa structure massive, le Pnom-Kamchay présente peu de saillies et d’échancrures. Au Sud l’éperon du Phnom Roluos haut de 500 mètres, tend vers Kampot un premier gradin pour l’escalade de la chaîne et sépare les principales vallées de pénétration : celle du Val d’Émeraude, celle de la Source et celle de Kamchay, principal exutoire des eaux du plateau, drainées par la rivière de Popokvil.
Partout ailleurs, le bourrelet montagneux présente une muraille abrupte qui se raccorde au Nord aux massifs confus des Cardamomes par le seuil du Col de Thvéa Pich-Nil, ou «Porte du Diamant Noir».
C’est sur le versant maritime que la bordure des crêtes atteint ses cimes majeures, à l’éperon du Bauk-Kô «Bosse de zébu», point culminant des plateaux de Popokvil (1.067 m), qui domine de ses falaises vertigineuses l’immense panorama du Golfe de Siam. C’est là qu’aboutit la route et qu’ont été créées les principales installations de la station d’altitude.
Telle est la configuration générale du Phnom-Kamchay. Par sa situation, son altitude, son orientation, par le voisinage de la mer et le climat particulier du Golfe de Siam, par sa structure minéralogique enfin, cette chaîne de montagnes diffère essentiellement de la chaîne annamitique et présente un aspect, une végétation, un climat différents de ceux des mers de Chine et comparables plutôt à ceux de la Malaisie.
Eu fait, le climat de Popokvil est un climat de zone tropicale, tempéré par l’altitude de 1.000 mètres et par le voisinage immédiat de la mer et assaini par la constitution minéralogique d’un sol très perméable, par la végétation et par les brises marines qui contribuent à stabiliser la température et à neutraliser l’humidité,
Les observations minutieuses faites sur place permettent de déterminer les températures du plateau par des formules simples :
1° — En toutes saisons, les inconvénients de la chaleur et du froid sont inconnus.
2° — A n’importe quel jour de l’année, on est assuré de trouver à Popokvil une température diurne de 20° à 25° et une température nocturne de 15° à 20°
3° — Les variations quotidiennes des températures extrêmes sont d’une dizaine de degrés au maximum toute l’année.
Une douceur aussi constante de climat ne se retrouve nulle part en Indochine et ne trouverait son égale que dans les montagnes de Ceylan.
A cet égard, Popokvil se classe au premier rang des stations d’altitudes tropicales.
Seule, la saison des pluies de Juin à Octobre présente les inconvénients des nuages et de l’humidité et, sauf quelques éclaircies, s’opposera pendant cinq mois par an à l’utilisation de cette station.
Mais les avantages du climat ne sont pas les seuls qui doivent attirer de Novembre à Mai vers ce sanatorium, un lot croissant de convalescents et de touristes. L’attrait des beautés naturelles complète heureusement les vertus du bon air et contribue à faire de cette montagne une des curiosités de l’Indochine, une des merveilles du Cambodge.
Il a été dit précédemment combien les traditions indigènes prêtaient de mystère au Phnom-Kamchay, la reine des montagnes cambodgiennes, si sombre et si inaccessible que l’imagination la peuplait seulement de bêtes fantastiques et de moines errants.
La montagne étonne encore et inquiète par l’étrangeté de ses paysages et de ses rares habitants
Eh bien, après toutes les explorations et toutes les découvertes, ce mystère subsiste en partie. La montagne étonne encore et inquiète par l’étrangeté de ses paysages et de ses rares habitants. Et d’abord, quels étaient ces bonzes et ces nonnes annamites ignorés de tous, qui dissimulaient depuis des années leurs retraites sur ces cimes désertes, disputant aux fauves leurs cavernes pour y dresser des autels? Voici, dès l’abord, des gorges profondes où roulent des cascades bruyantes dans l’intense verdure des forêts, les rapides de Kamchay, au pied de la chaîne, et les «Jardins des Rois» avec leurs plantations des fruits rares cultivés suivant une antique tradition, pour le compte du Roi du Cambodge.
Plus haut, ce sont des pistes à flanc de muraille et des sentiers en corniche qui montent vers les crêtes et, dans les éclaircies de la jungle, des vues à vol d’oiseau sur le littoral du Golfe et sur les plaines de Cochinchine et du Cambodge. Voici enfin, tout là haut, des plateaux-clairières baignés de soleil, dans une atmosphère vivifiante, des pelouses d’herbes fleuries, de bouquets de chênes et de pins, des sous-bois tapissés de fougères et de mousse et des roches de grès qui rappellent la forêt de Fontainebleau.
Au creux du plateau, à l’abri des vents, c’est la station forestière des Cascades, la rivière de Popokvil avec ses biefs et ses chutes et son île si lointaine des conventions humaines, cette île sur une montagne, que Jean Jacques l’eut élue pour y cacher son tombeau !
Les landes des Cent-Rizières où déferlent les nuages comme l’écume d’une marée sur les récifs d’Armorique
C’est la grotte-pagode, les palais souterrains, les landes des Cent-Rizières où déferlent les nuages sur les dalles moussues et les menhirs branlants, comme l’écume d’une marée sur les récifs d’Armorique drapés d’algues et fleuris d’ajoncs. Plus haut! Plus haut vers les cimes…. le chaos des blocs stratifiés, fissurés, penchés sur les cluses, évoque l’éboulis des pyramides égyptiennes et, par endroits, ces masses de pierres sculptées par la pluie et le vent apparaissent sous leur draperie de verdure comme l’ébauche abandonnée d’une primitive Angkor !
Plus haut, plus loin vers les dernières crêtes d’où vient la mousson chargée d’embruns, parmi les pins atrophiés et les frileuses graminées.. Ah ! arrêtons notre cheval, retenons notre souffle, nous y voilà !
C’est l’extrémité du monde, la lèvre de l’abîme qui interdit à l’homme d’aller plus loin
Vision de vertige ! C’est l’extrémité du monde, la lèvre de l’abîme qui interdit à l’homme d’aller plus loin ; plus d’horizon ni de perspective, la cime du Bauk-Kô se dresse altière en plein ciel !
Des îles d’opale semblent pendues dans le vide, comme un mirage entre deux ciels
Devant nous, rien n’appelle plus à de nouvelles conquêtes ; en haut, en bas, tout est bleu. La mer qu’on devine au bas de l’uniforme azur, dresse si haut sa nappe laiteuse qu’elle se fond dans l’atmosphère et amplifie l’illusion du gouffre où des îles d’opale semblent pendues dans le vide, comme un mirage entre deux ciels !
En vérité, Popokvil est un monde privilégié trop longtemps ignoré des malheureux habitants de la plaine et qui enchantera les voyageurs, même après la visite de la baie d’Along et d’Angkor.
Sa réalisation a bercé bien des rêves, coûté bien des fatigues,exigé bien des morts….
Profitez-en !
Roland MEYER