POUR LES COLONIAUX D’INDOCHINE
LA NOUVELLE STATION D’ALTITUDE DU BOKOR
Le Monde Colonial Illustré a déjà signalé à ses lecteurs l’inauguration récente, au Cambodge, d’une station d’altitude appelée à un bel avenir: le Bokor. Voici d’intéressants renseignements complémentaires reçus, par le dernier courrier, de notre correspondant saïgonais.
Le massif du Bokor est un grand plateau, de 800 à 1000 mètres d’altitude moyenne, se rattachant, près Kampot, à la longue chaîne de l’Éléphant, la plus importante du Cambodge. Doucement vallonné, entièrement boisé, il est constitué, en majeure partie, par des grès siliceux tout à fait comparables à ceux de la forêt de Fontainebleau ou des environs d’Étampes et qui, fragmentés ordinairement en gros blocs aux formes souvent étranges, donnent au paysage une variété infinie et un charme tout spécial.
Jusqu’en 1915, le massif du Bokor n’était guère fréquenté que par des ours à miel, quelques tigres et peut-être par un peu plus d’éléphants, notamment aux alentours de la belle cascade de Popokvill. À cette liste, pour être juste, il aurait fallu ajouter aussi quelques bonzes, une dizaine d’ermites et quelques pèlerins fidèles à deux ou trois petites pagodes rustiques bâties, on ne savait trop où ni comment, dans la montagne et la forêt, tous les indigènes de la plaine ayant alors, dans cette région, une terreur mortelle de ces monts maudits, pour eux pleins de sorciers, de maquis [1] et de maléfices.
Mais M. le Résident Supérieur Baudoin, excursionnant un jour, vers cette époque, dans la région de Kampot, voulut voir…
Revenu enchanté du paysage, ayant déjà des idées dans la tête et même derrière la tête, il convoqua de suite une équipe de topographes qui eut à fournir d’urgence un levé précis de la région, et aussi certains renseignements d’ordre météorologique.
Le rapport ayant été favorable, il fallait ensuite, en tout premier lieu, une route.
Deux ou trois conducteurs des travaux publics furent mobilisés, puis quelques centaines de prisonniers; et on la commença avec des crédits infimes, des moyens de fortune, mais beaucoup de bonne volonté.
Aujourd’hui, quand l’auto, rapide, quitte la belle route de Réam, 8 kilomètres après le chef-lieu de la province de Kampot pour escalader la montagne en lacets et en abrupts souvent vertigineux, on est surpris et on se demande encore comment on a pu, à ce point, vaincre la nature: à chaque pas, nécessité absolue du pic et de la barre à mines; ponceaux emportés d’abord à chaque orage et terrassements à refaire après chaque saison des pluies; pentes abruptes et glissantes; partout, la forêt inhospitalière, envahissante et traîtresse.
Malgré tout, en 1919, ce nouveau travail d’Hercule était quand même achevé et 22 kilomètres d’une route aujourd’hui excellente permettaient enfin de déboucher sur le plateau, à 1.000 mètres d’altitude, là où s’élève maintenant la villa du résident de Kampot, qui fut d’ailleurs, incidemment, utilisée temporairement par M. Albert Sarraut.
Puis, la jalousie étant venue, et M. Baudoin parti en France, la question du Bokor sommeilla un certain temps. Mais, à son retour, le Résident Supérieur au Cambodge pulvérisait les calomnies et reprenait la tâche avec une opiniâtreté et une ardeur nouvelles.
La route, prolongée de 10 kilomètres, traversa bientôt le plateau, pour arriver enfin devant la mer, face à la mystérieuse Phu-Quoc, l’île à la légende des 106 Bienheureux.
Et un petit village, si l’on peut dire, prit corps peu à peu autour d’un puissant pôle attractif, la baraque des Travaux Publics.
Par ordre de M. le Résident Supérieur Baudoin, une des toutes premières constructions fut d’abord uniquement réservée au logement des hôtes passagers du Bokor. Oh! Quelque chose de très rustique: sur de grosses poutres formant presque pilotis, une grande baraque en planches, compartimentée en chambres; autour, une vérandah, et, sur le tout, des tôles galvanisées…
Cette humble bâtisse, ce bien modeste «bungalow» mériterait pourtant d’être classé aujourd’hui comme monument historique, car c’est là que s’accomplirent «les premiers miracles du Bokor» : jeunes mères désespérées, ayant amené en toute hâte leurs bébés bien malades, et les voyant reprendre en quelques jours, comme par enchantement, leurs forces et leurs couleurs; fonctionnaires déprimés, stupéfaits de retrouver, en moins d’un mois, la santé et l’énergie, les idées noires balayées par le grand vent du large…
C’est que le Bokor jouit, en tant que station d’altitude, de conditions climatiques remarquables, en faisant un séjour tout indiqué pour les organismes européens fatigués par de longs séjours coloniaux. Si, de juillet à octobre, pendant la saison des pluies, l’humidité y est assez grande, comme alors dans tout le pays d’ailleurs, le Bokor devient ensuite, de novembre à mai, un vrai paradis méditerranéen, avec des températures toujours comprises entre 9 et 24 degrés, tandis que la plaine cambodgienne rôtit, alentour, entre 26 et 37 degrés! De plus, la brise marine qui y souffle à peu près continuellement dispense chaque jour un air pur, frais, étonnamment vivifiant. Enfin, la pression barométrique, plus faible de 8 à 14 millimètres que celle de la plaine, amène dans tous les organismes une sensation de légèreté, d’aisance, de bien-être, de gaîté même… Au Bokor, on se sent réellement vivre.
Satisfait de ces premiers résultats, M, Baudoin voulut mieux faire encore, pour ses fonctionnaires fatigués d’abord, pour les touristes et l’étranger ensuite. Et il réussit à décider la construction d’un grand hôtel dont l’édification fut cependant assez lente, mais fort curieuse.
M. Baudoin, Résident du Cambodge, surveille lui-même les travaux de la grande terrasse Au fond les prisonniers au travail. Janvier 1925.
Car si les plans furent bien effectivement dressés par des architectes, le travail resta presque entièrement l’oeuvre… de prisonniers.
Des équipes de condamnés de droit commun firent d’abord, en effet, sauter à la mine les matériaux nécessaires, puis se muèrent successsivement en terrassiers, en maçons, en charpentiers, en peintres, et même… en jardiniers, pour arriver finalement, le 14 février dernier, à cet élégant Bokor-Palace, dont les lecteurs du Monde Colonial Illustré trouveront ici la photographie, et dont les jolies lignes rappellent beaucoup celles de certains grands hôtels des Indes Néerlandaises.
Autour d’une grande salle centrale, munie d’une cheminée monumentale —où l’on fait réellement du feu certains jours— le Bokor-Palace groupe d’abord d’élégants petits salons, une vaste salle à manger et 18 grandes chambres munies de tout le confort moderne, —même de calorifères électriques ! Ces chambres débouchent sur de grandes terrasses et pergolas d’où l’on jouit, par temps clair, d’une vue splendide sur le magnifique golfe de Siam. Face à la salle d’honneur, une grande terrasse semi-circulaire, avec plates-bandes, domine la mer de 1.052 mètres; elle permet aussi d’admirer à loisir un des panoramas les plus beaux du monde: 60 kilomètres d’un littoral très pittoresque, appelé ici, et à juste raison, «Côte d’Opale» et «Côte d’Émeraude», depuis Bella-Vista la bien nommée jusqu’au fin fond de la baie de Réam.
Le Bokor-Palace, vue prise le matin même de l’inauguration,
14 février1925.
Toute l’élégance et tout le confort modernes dans un site et sous un climat merveilleux.
Aussi le 14 février dernier, M. Baudoin reçut-il, non seulement de ses invités, mais de toutes les personnes présentes, les félicitations les plus flatteuses pour avoir mené à bonne fin une tâche difficile, dotant maintenant le Cambodge et le Sud de la Cochinchine d’une bien jolie et très utile station d’altitude.
L’administration du Bokor-Palace a été confiée à la Société des Grands Hôtels indochinois, dont on connaît les louables efforts pour créer, en Indochine, des hôtels et des bungalows satisfaisant les visiteurs et touristes, chaque jour plus nombreux, de notre belle colonie d’Extrême-Orient.
Avec un gérant particulièrement compétent, actif et dévoué, il n’est pas douteux que le Bokor-Palace et son annexe, l’hôtel Beau Site, ne connaissent le succès.
Ils le méritent, car les environs du Bokor sont aussi absolument remarquables et particulièrement bien favorisés par la nature.
Les rochers du Bokor
Tout d’abord, le paysage abonde en rochers de grès très pittoresques et de formes souvent étranges, peut-être encore plus variés que ceux de la forêt de Fontainebleau. On trouvera ici quelques photographies des plus curieuses, mais il faudrait, en réalité, des pages et des volumes pour les décrire et les figurer tous.
DEUX JOLIS ROCHERS DU BOKOR
La tête de chien
Rocher Vecchioni
Les environs du Bokor abondent en rochers de grès très pittoresques et de formes souvent étranges, peut-être encore plus variés que ceux de la forêt de Fontainbleau ou des environs d’Étampes, auxquels Ils font songer.
Tout comme Fontainebleau, le Bokor a naturellement ses mares et ses grottes, et, en plus, des cascades et une rivière souterraine.
En effet, un peu après le site François Baudoin, les eaux de la rivière de Popokvill se perdent subitement dans les fentes du grès pour reparaître en contre-bas, quelques centaines de mètres plus loin, entre les rochers d’un très joli cirque. De là, elles prennent tout à coup leur élan, au milieu des fougères arborescentes, pour une chute de 18 mètres de hauteur ne manquant vraiment pas de grandeur.
La grande cascade de Popokvill
Les eaux de la rivière de Popokill, après s’être perdues dans les fentes du grès, reparaissent au milieu des fougères arborescentes, pour tomber en une majestueuse cascade de 18 mètres de hauteur.
Quant aux sentiers sous bois, ils abondent maintenant autour du Bokor. Aussi peut-on se livrer, des heures et des heures, aux saines joies du footing, et sans fatigue aucune, fait bien rare sous les tropiques. À noter aussi que les environs du Bokor abondent en orchidées remarquables et en népenthès vraiment curieux. Les disciples de saint Hubert y trouveront également l’occasion de quelques beaux coups de fusil.
Enfin, les touristes épris des beaux spectacles de la nature seront là servis à souhait. Indépendamment du splendide panorama découvert, par temps clair, de la terrasse de l’hôtel, les aurores de la pointe de Bella Vista, à l’extrémité du Val d’Émeraude, laissent toujours une impression profonde. Souvent aussi, peu après le lever du soleil, la mer «fume» littéralement. De blanches nuées, en colonnes serrées, montent en roulant à l’assaut de la falaise. Parfois, elles triomphent et débouchent sur le plateau, momentanément et fort curieusement plongé alors «dans les nuages». Mais le soleil et la brise de terre ont généralement vite le dessus; les nuées s’effilochent comme dans une vision de rêve, et retournent à la mer…
Quant aux couchers de soleil, ils sont absolument merveilleux et impossibles à décrire, tant s’amoncellent, par les beaux soirs, sur Phu-Quoc et sur Réam, d’ors éclatants, de verts émeraude étincelants, de pourpres et de mauves féeriques… On ne se lasse pas d’admirer, véritablement sans parole et sans voix… Enfin, en saison pluvieuse, l’orage quotidien éclate fréquemment sur la mer et ce n’est point un banal spectacle que de contempler, à 400 ou 500 mètres au-dessous de soi, au milieu de lourdes nuées sombres, les fantastiques manifestations lumineuses de l’électricité atmosphérique des pays tropicaux.
La culture des légumes de France
Dans une énumération, même sommaire, des beautés du Bokor, il convient aussi de ne pas oublier non plus un vrai petit bijou: la station agricole du Val d’Émeraude. M. Baudoin, frappé de la douceur du climat, eut l’idée, dès 1917, de faire essayer, au Bokor, la culture des légumes de France. La chose a parfaitement réussi.
Aujourd’hui, sous la direction d’un remarquable praticien, des séries de jardins, installés en gradins parallèles sur un des flancs de l’intéressant Val d’Émeraude, produisent en abondance presque tous les légumes et fruits de la Métropole, hautement appréciés, est-il besoin de la dire, de tous les hôtes du Bokor, depuis les petits pois vraiment «nature» jusqu’aux fraises succulentes, sans parler aussi d’authentiques roses de France, de suaves violettes et d’oeillets splendides. Et au milieu de cette intéressante station agricole, une jolie source débite également, en abondance, une excellente eau de table, légèrement ferrugineuse.
Enfin, tout à l’entour, un vrai troupeau de vaches bretonnes, indiennes et cambodgiennes, fournit chaque jour de l’excellent lait frais pour les tout-petits. Du lait frais, la joie des bébés, l’espoir des mamans.
Et ce n’est pas tout! Avec un animateur comme M. Baudoin, ne parle-t-on point déjà, parmi les futures améliorations de la station d’altitude du Bokor, d’une route circulaire en corniche. permettant aux autos, sur 40 kilomètres, de côtoyer la mer à pic, à 1.000 mètres de hauteur.
Bien mieux que Nice et Monte-Carlo !
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M, DEBEAUPUlS
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[1] Diables, esprits des coins.