Passons au Cambodge et disons quelques mots de Baudoin, ex-résident supérieur de ce pays. Nul autre ne pouvait mieux nous en parler que Me Lortat Jacob, avocat à Pnom-Penh, et un des défenseurs des accusés dans l’affaire Bardez; dont M. Baudoin porte l’entière responsabilité. Laissons la parole, à Me Lortat-Jacob.
La route de mort
M. Baudoin est arrivé au Cambodge comme résident supérieur en 1914. Je passe sur les exactions et les crimes de petite envergure, car il faut s’exprimer ainsi, hélas quand on parle de tels hommes, et j’en arrive tout de suite à l’affaire du Bokor.
Une demeure de plaisance qu’il fut amené par la suite à baptiser «sanatorium»
—L’affaire du Bokor?
— Vous allez saisir. Le Bokor est une montagne d’une altitude de 1000 mettre, faisant face du côte du Golfe de Siam à l’île de Phu-Quoc. M Baudoin se mit un jour dans la tête de construire au sommet du Bokor une demeure de plaisance qu’il fut amené par la suite à baptiser «sanatorium» bien que la bâtisse soit constamment ou presque entourée de brume. A ce point qu’il a fallu, fin 1925, à l’arrivée de Varenne,[gouverneur général de l’Indochine française] remettre à nef le bâtiment rongé d’humidité.
Mais, en même temps, il était nécessaire de construire une route, une route évidemment privée et dont le seul objet devait être de permettre l’accès de la construction du Bokor.
Dans les neuf premiers mois de 1920, écoutez bien, exactement 881 indigènes tombèrent morts
On réquisitionna, comme de coutume, les indigènes en plus grand nombre, car il fallait faire vite et bien. A travers la forêt, sur les pentes de. la montagne, la route commence de grimper. La route? Le calvaire plutôt, car, dans les neuf premiers mois de 1920, écoutez bien, exactement 881 indigènes tombèrent morts, assommés par le travail, les tortures corporelles, le traitement des miliciens.
— Ce chiffre n’est pas exagéré?
— Ce chiffre, ce n’est pas moi qui le donne. Il est inscrit en toutes lettres dans le rapport fourni par l’inspecteur Pagès et rendu public en France l’année suivante. 881 décès en 9 mois, soit de trois à quatre par jour. Le caporal chargé du pointage. en guise d’oraison funèbre, inscrivait en face du nom du défunt le mot «en fuite»; un petit tumulus de plus s’élevait le lendemain à 5 ou 6 mètre de la route, et l’administration bonne mère, ne faisait jamais rechercher les fuyards
De combien de nouveaux cadavres fut jalonnée route maudite ?
— Et M. Baudoin?
M. Baudoin, au moment de l’inspection Pagès était en congé. Le ministère des Colonie fut mis en possession du rapport. Que croyez-vous qu’il advint ? En 1921, M. Baudoin était de retour au Cambodge et fait reprendre les travaux. De combien de nouveaux cadavres fut jalonnée route maudite ? Cette fois, je ne puis vous citer aucun chiffre. Évidemment, plusieurs milliers, mais nul inspecteur ne vint relever les décès, et les indigènes continuent de monter leur calvaire.
Baudoin ne fut mis à la retraite qu’en septembre 1926 après avoir été nommé commandeur de la Légion d’honneur
Le meurtre du Résident Bardèz
— Et maintenant, voulez-vous nous conter l’histoire Bardez?
— En vous racontant l’histoire Bardez, je ne fais que raconter l’histoire de Baudoin. M.Bardéz, ex-secrétaire particulier de Baudoin, et ancien sous-officier colonial, est alors résident de France à Kompong-Chtang. Nous sommes en avril 1925. M. Baudoin, tant par des travaux dans le genre de ceux de Bokor que par d’autres dilapidations se trouve devant des caisses vides. Il donne l’ordre à ses subordonnés, dans les différentes provinces, de collecter l’impôt des Paddys. Or, cet impôt, retenez-le, ne doit être collecté qu’en août 1925. Mais il faut prendre de l’avance.
Le spectacle des gaspillages des deniers publics
Les Cambodgiens renâclent. Ils ont le spectacle des gaspillages des deniers publics. Ils savent l’immoralité des dirigeants européens. Ils veulent bien payer l’impôt, mais tout au moins à la daté légale. Déjà deux tentatives ont eu lieu. En février 1925, le Balat-Long avait été rossé et compissé par les femmes, ce qui est là-bas la suprême injure,
Bardez arrive à Krang-Leou. Il convoque la sala (mairie) les habitants. Hostilité. Cet ancien sous-officier n’est pas tendre. Il pend des otages. Il consigne des habitants à la sala. L’exaspération augmente. Une délégation de femmes se rend près de Bardez. Il les renvoie. Une femme, Neong-By vient payer l’impôt de son mari consigné. Bardez lui répond « Fous-moi la paix». Neong-By sort, raconte l’incident. Aussitôt la bagarre éclate. Spontanément, les hommes et les femmes envahissent la sala. ils ont arraché les pieux qui entourent la sala. Ils ont pris un coupe-coupe. Bardez est abattu ainsi que son secrétaire et le milicien qui l’accompagne.
Le martyre des fourmis rouge
— Tragédie sanglante mais qui s’explique et s’excuse parfaitement.
Je vais vous parler de la répression qui suivit. En trois jours, 300 personnes sont arrêtées. Pour faire avouer, on brutalise les indigènes. On les roue de coups. Et voilà le cas de Preup Chuon. Je ne vous citerai que celui-ci, il est typique Voici l’exploit d’huissier qui le constate ; il est daté du 28 octobre 1925 ; il a été dressé en l’étude de Me Léoutier, huissier à Pnom-Penh.
Je m’appelle Preup-Clmon, âgé de 33 ans, demeurant à Kreung-Leon. J’ai été arrêté par le garde principal avec Un nommé Dy Moz le quinzième jour de la lune croissante du mois dé-Pisat vers quatorze heures, on nous a conduites tous les. deux. dans la brousse, escortés de cinq miliciens et, autant que je me on m’a interrogé pour savoir si j’avais donné des coups à Bardez. J’ai répondu: « Je n’ai pas participé à celte affaire-là, je suis resté chez moi » alors on m’a frappé avec des crosses fusils dans les jambes, dans le dos et derrière la tête, et malgré les coups reçus j’ai toujours nié. On m’a mené plus loin et on a continué à m’interroger tout en me frappant après, on m’a mis la tête dans un nid de fourmis rouges, qui sont entrées dans mes yeux et dans mes oreilles. J’avais les mains attachées derrière le dos. On m’a déplacé tout en me frappant là, cette fois, le garde principal a pris son revolver, l’a placé sur ma tête et a tiré un coup dans le vide et j’en ai eu les cheveux brûlés, j’ai toujours nié on m’a ramené au village, conduit par des miliciens et on m’a incarcéré à la Sala-Khum, où je suis resté une nuit attaché à une colonne : le lendemain, on m’a mené en charrette à Kompong-Chnang où je suis resté vingt-quatre jours détenu et interrogé plusieurs fois, puis en m’a remis en liberté.
Une tête saute
Que vous dirai-je de plus? Je pourrai vous raconter comment Nisou, victime expiatoire choisie pour la circonstance, parce qu’il fallait trouver uncoupable et faire croire à un acte de piraterie et non à une révolte ayant pour cause l’impôt, comment ce Nisou fut exécuté par ordre, grâce à un Chinois à qui on avait dressé procès-verbal et à qui on rendit son fusil à la condition qu’il tuâ Nisou. Comment la tète de Nisou fut apportée, sanguinolente encore dans le propre cabinet du juge d’instruction par les deux, miliciens qui voulaient aussi gagner la prime promise. Comment les témoins du procès furent circonvenus, menacés, frappés, Comment un avocat, Me Gallet, faillit être empoisonné, il n’échappa à la mort que parce qu’il eut le bon esprit d’ajouter de l’eau chaude à la tasse detilleul qu»à l’hôtel où il était descendu, on lui présenta (on avait versé du datura dans l’infusion) ; comment moi-même je fus poursuivi pour ma plaidoirie, puis acquitté, comment. comment. Ce serait trop long. et ça n’apprendrait rien de nouveau, allez Les crimes se suivent et finissent par se ressembler.
Ainsi tour à tour, deux fonctionnaires ; un avocat et un Annamite sont venus faire le déballage ”de tous les crimes et de toutes les hontes ; par quoi se caractérise l’impérialisme français colonisateur”. Ces hommes ne sont pas communistes : Ils, n’ont apporté que des faits, Volontairement, nous avons tenu à ne commenter que le moins possible ces interviews afin de laisser les prolétaires de France sous l’influence directe, des déclarations d’hommes dont on ne peut contester la compétence en la matière, Ce soir, du haut de la tribune de la Chambre, les commentaires nécessaires seront faits par les délégués du Parti communiste au Parlement. Demain, l’opinion des ouvriers et des paysans de ce pays sera éclairée. Après-de- main, tous les peuples gémissant sous la domination française, le peuple indochinois en particulier pourront juger à ses actes la civilisation occidentale, la paix française, la liberté française.
Que le procès qui s’ouvre ne se termine pas par un non-lieu. Que la condamnation définitive de l’impérialisme français soit prononcée à l’unanimité par les prolétariats métropolitains et par les masses indigènes et que l’exécution du condamné ne soit plus qu’une question de jours.
La Jeune-Chine frappe à la porte dé l’Indo-Chine qui frémit et relève son dos courbé l’heure de délivrance approche, l’heure où, chaque pays aidé fraternellement par ses voisins, concluera de haute lutte cette indépendance et cette liberté, l’heure qui sonnera le glas de l’impérialisme national et international.
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SAINT-PREUX.
L’Humanité
18 mars 1927